Analyses / Moyen-Orient / Afrique du Nord
27 mai 2025
Ce que les annonces de Trump sur la Syrie révèlent de la politique américaine au Liban

« Le Liban pourrait apprendre d’Al-Charaa [NDLR : président syrien]. » Ces mots, prononcés par l’émissaire américaine au Liban Morgan Ortagus, mettent en lumière deux éléments clés pour comprendre les dynamiques politiques à l’œuvre au Liban : leur étroite imbrication avec la trajectoire politique syrienne et le rôle central de la diplomatie américaine — deux dimensions d’autant plus déterminantes qu’elles sont aujourd’hui amplifiées par la conjoncture géopolitique régionale.
Ces propos interviennent alors que, durant son voyage dans le Golfe – premier déplacement à l’étranger depuis son élection – Donald Trump a annoncé la levée des sanctions américaines en Syrie. Sur le plan économique, cette décision aura des répercussions directes sur le pays du Cèdre, permettant à ses ports et entreprises, voire au secteur bancaire libanais, de profiter de la reconstruction en Syrie. Au-delà de ces potentielles retombées économiques, elle traduit aussi une inflexion plus large de la politique régionale américaine dont le Liban est un terrain d’application.
L’implication américaine au Liban
Fait révélateur de l’attention particulière que porte la nouvelle administration américaine à la situation libanaise, le pays a pour la première fois fait l’objet de prises de position au plus haut niveau présidentiel. Lors de son discours devant le Forum d’investissement saoudo-américain, Donald Trump a qualifié le Liban de pays à un tournant politique majeur, soulignant que le nouvel exécutif élu en début d’année a « apporté une première chance réelle depuis des décennies d’un partenariat plus productif avec les États-Unis ». Pièce centrale dans l’échiquier proche-oriental, le Liban a longtemps fait partie intégrante de diplomatie américaine dans la région. Si l’implication de Washington a varié dans le temps, elle s’est accentuée lors des crises libanaises, révélant l’importance que les États-Unis accordent à l’évolution politique du pays.
Après l’échec relatif de sa politique interventionniste durant la guerre civile (1975-1990), la politique américaine s’est progressivement recentrée sur la dynamique sécuritaire régionale, notamment les rapports du Liban avec Israël. Si elle connait une phase de distanciation relative durant les années 2010, l’activité américaine s’est accélérée durant le mandat de Joe Biden avec la signature en 2022 d’un accord de délimitation des frontières maritimes entre le Liban et Israël sous l’égide du négociateur israélo-américain Amos Hochstein. L’éclatement du conflit entre les deux pays dans le sillage de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 a également conduit l’administration Biden à s’impliquer dans les négociations de désescalade entre le Liban et Israël, débouchant sur la signature d’un cessez-le-feu le 27 novembre 2024.
Sous l’administration Trump, l’implication américaine au Liban s’est articulée autour de l’objectif de renouvellement des élites dans un contexte de recomposition de la scène nationale. La passation du dossier libanais entre les équipes Trump et Biden s’est d’ailleurs faite dans une certaine continuité, comme en témoignent les efforts coordonnés entre les équipes Trump et Biden pour appuyer la candidature à la présidence du commandant-chef des forces armées Joseph Aoun, élu le 9 janvier 2025. De même, l’administration Trump s’est fortement impliquée dans le processus de formation du nouveau cabinet libanais. Par le biais de Morgan Ortagus, Washington a tenté de capitaliser sur le revers militaire du Hezbollah face à Israël en réduisant ses marges de manœuvre au sein du nouveau cabinet dirigé par le Premier ministre Nawaf Salam. L’émissaire américaine a en effet rappelé à Joseph Aoun lors d’un entretien le 7 février 2025 – soit la veille de la formation du cabinet – les lignes rouges de la Maison-Blanche : « le Hezbollah ne pourra plus terroriser le peuple libanais, y compris en faisant partie du gouvernement ».
Si certains portefeuilles ont malgré tout été attribués à des proches du parti chiite et à leurs alliés, la pression exercée par Washington a permis d’empêcher la constitution d’un « tiers de blocage » – c’est-à-dire l’octroi exclusif de la représentation d’une communauté à une force politique, lui donnant ainsi le pouvoir de faire chuter le gouvernement en cas de désaccord. Il s’agit d’une première depuis l’institutionnalisation de cette pratique en 2008, lorsque le Hezbollah avait imposé cette exigence à la suite des accords de Doha. Enfin, sur le plan économique, le Trésor américain a joué un rôle central dans le processus de sélection du nouveau gouverneur de la Banque centrale, Karim Souhaid, en communiquaient clairement au gouvernement libanais leurs directives sur les qualifications attendues du prochain gouverneur, comme l’a dévoilé Reuters. Selon des sources rapportées par l’agence de presse, les réunions tenues entre le Département d’État, la Maison-Blanche et le cabinet du Premier ministre libanais ont porté sur la manière dont les candidats comptaient lutter contre le Hezbollah. Cette approche interventionniste américaine illustre une volonté d’agir sur l’ensemble des leviers technocratiques pour limiter l’influence du Hezbollah au sein de l’État libanais.
Ramener le Liban dans le giron arabe
L’activité diplomatique américaine sur le volet des nominations de la nouvelle administration a été coordonnée avec un autre acteur régional qui tend à réancrer sa position diplomatique au Liban : l’Arabie saoudite. À cet égard, les propos de M. Ortagus sont clairs : si le Liban doit s’inspirer du dirigeant syrien, c’est dans « la manière dont il a collaboré avec l’Arabie saoudite».
La conjoncture géopolitique actuelle, marquée par l’affaiblissement des forces dites de « l’axe de résistance » dans leur affrontement avec Israël, amorce une séquence de réaffirmation régionale – à la fois politique et économique – des pays du Golfe, qualifiée de « moment golfien » (« Gulf Moment ») par le politologue émirati Abdelkhaleq Abdullah. Le choix de Donald Trump d’effectuer sa première visite à l’étranger dans le Golfe témoigne de cette nouvelle dynamique. Si les monarchies de la péninsule arabique présentent de réels intérêts économiques pour le nouveau locataire de la Maison-Blanche, elles n’en demeurent pas moins de véritables relais pour la diplomatie américaine dans la région. Au Liban, après s’être progressivement éloignée de la scène politique – allant jusqu’à rappeler son ambassadeur en octobre 2021 – l’Arabie saoudite entend en effet accentuer son influence dans le sillage d’une recomposition régionale marquée par l’affaiblissement du Hezbollah et la chute du régime Assad en Syrie.
Après avoir été particulièrement actif dans les tractations ayant conduit à l’élection de Joseph Aoun en multipliant les rencontres avec des dirigeants libanais à la veille du scrutin, l’émissaire saoudien Yazid Ben Farhan a effectué une nouvelle visite à Beyrouth le 13 avril dernier. Cette tournée a été l’occasion de discuter de la mise en œuvre des mesures visant à sécuriser l’aéroport et le port de Beyrouth, une question centrale pour Riyad qui s’inquiète à la fois du trafic de captagon et d’un réarmement du Hezbollah via ces infrastructures. De plus, l’émissaire saoudien s’est entretenu avec Nawaf Salam au lendemain de sa première visite officielle à Damas. Les discussions ont longuement porté sur les relations libano-syriennes, sujettes à des épisodes de tensions frontalières. Le 17 mars, des affrontements mortels entre les deux pays ont conduit les autorités saoudiennes à organiser une réunion à Djeddah entre ministres de la Défense syriens et libanais afin d’apaiser les tensions.
Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’en parallèle de la tournée de Donal Trump au Moyen-Orient, se tenait à Bagdad le 34e sommet de la Ligue arabe. La veille de son départ pour la capitale irakienne, le Premier ministre libanais a affirmé, dans une interview accordée au quotidien panarabe Asharq Al-Awsat, que le Liban était revenu « dans le giron arabe », une référence implicite à la fin de l’influence iranienne sur le pays du Cèdre. Celle-ci avait exacerbé les tensions avec les pays du Golfe, atteignant leur paroxysme en octobre 2021 lorsque plusieurs pays avaient rappelé leurs ambassadeurs suite aux critiques formulées l’ancien ministre libanais de l’Information proche du Hezbollah, Georges Kordahi, sur la guerre au Yémen. Durant sa prise de parole devant les dirigeants arabes, il a également félicité l’Arabie saoudite pour son rôle diplomatique dans la levée des sanctions américaines en Syrie. Cette volonté de ramener le Liban dans le giron arabe, explicitée par Morgan Ortagus, s’inscrit dans une stratégie plus large de recomposition régionale, encouragée par la diplomatie américaine, dont les relations avec Israël constituent un autre pilier.
Le Liban au travers de ses relations avec Israël
Engagés dans le Comité chargé de surveiller l’application de l’accord de cessez-le-feu entre le Liban et Israël, les États-Unis ont fait du démantèlement des mouvements armés au Liban la pierre angulaire de leur diplomatie dans le pays. Cette disposition de l’accord du 27 novembre 2024 a une fois nouvelle été rappelée par l’émissaire américaine ce 20 mai, précisant que les autorités libanaises avaient encore « beaucoup à faire ». Alors que le Président Joseph Aoun a affirmé que l’armée libanaise avait déjà « nettoyé 85 à 90 % » au Sud du fleuve Litani, zone mentionnée dans l’accord de cessez-le-feu, Washington demande un désarmement total du Hezbollah, c’est-à-dire à travers tout le pays. Bien que la crédibilité des déclarations libanaises demeure sujette à caution, la collaboration de la milice chiite qui n’a revendiqué aucune attaque en direction d’Israël depuis l’annonce du cessez-le-feu et l’annonce par la Force intermédiaire de l’Organisation des Nations unies au Liban (Finul) du démantèlement de 225 caches d’armes dans le sud, tendent à confirmer que le processus de désarmement au Sud du fleuve Litanie est bien en cours.
Néanmoins, cette dynamique reste loin de satisfaire les exigences américaines. Leur position maximaliste, reprise par les officiels israéliens, bute cependant sur deux écueils. Le premier, d’ordre technique, renvoie aux difficultés rencontrées par une armée libanaise sous équipée et en sous-effectif – qui plus est extrêmement dépendante de l’aide américaine – à opérer un démantèlement efficace sur l’ensemble du pays. D’autant plus que si la milice chiite coopère avec les autorités libanaises dans le Sud, elle rejette catégoriquement tout désarmement en dehors de la zone prévue dans l’accord de cessez-le-feu. C’est justement dans l’origine de ce refus que se situe le deuxième écueil : le Hezbollah ne consent pas à faire de nouvelles concessions alors qu’Israël a violé les termes de l’accord en ne procédant pas au retrait total de Tsahal du Sud Liban dans les 60 jours après la signature de la trêve. En effet, Israël maintient son occupation autour de 5 points stratégiques et continue de mener des frappes ayant pour cible des membres du Hezbollah mais qui ont causé la mort de plus de 71 morts civiles depuis le 27 novembre selon le Haut-commissariat aux droits de l’Homme.
Pris dans cette contradiction, le nouvel exécutif libanais peine donc à mettre œuvre ce « monopole de l’État sur les armes », pour reprendre les termes de Joseph Aoun, appelé tant par Israël, les États-Unis, l’actuel exécutif et les forces politiques opposées au Hezbollah. Alors que les autorités libanaises avancent sur le désarmement des camps de réfugiés palestiniens avec la visite de Mahmoud Abbas ce 21 mai, la question des armes du Hezbollah demeure le nœud gordien du rapport qu’entretient Beyrouth à Tel-Aviv, et donc de sa relation avec les États-Unis. Le chevauchement entre les exigences sécuritaires israélo-américaines et les efforts libanais pour rétablir une souveraineté effective — notamment par le monopole de la violence légitime — enferme Beyrouth dans une impasse : toute solution devient à la fois dictée de l’extérieur et vidée de sa légitimité nationale.
Voilà sans doute ici le dernier sens que revêt la déclaration de Morgan Ortagus. Aux yeux de Washington, si le Liban doit réellement apprendre d’Al-Charaa, c’est peut-être dans la relative passivité du nouveau dirigeant syrien face à l’occupation d’une partie de son territoire et aux frappes qui y sont menées par Israël. Cette attitude semble renforcée par l’attitude américaine à son égard. Au lendemain de l’annonce de la levée des sanctions américaines en Syrie, la chaine CNN a dévoilé que des pourparlers directs avaient eu lieu en Azerbaïdjan entre responsables israéliens et syriens. Selon le Jerusalem Post, le cadre de ces discussions comprendrait une reconnaissance mutuelle de la souveraineté d’Israël et de la Syrie, l’établissement de relations diplomatiques formelles. Le processus de normalisation des pays arabes avec Israël demeure un objectif central de l’administration Trump qui espère qu’un tel rapprochement avec la Syrie conduira l’Arabie saoudite à lui emboiter le pas. De même, l’envoyé spécial des États-Unis au Moyen-Orient, Steve Witkoff, déclarait en mars que la normalisation était « une réelle possibilité » entre Beyrouth et Tel-Aviv.
Alors que les dirigeants israéliens poursuivent leur fuite en avant répressive en direction des territoires palestiniens – avec le lancement le 18 mai d’une offensive d’ampleur nommée « les chariots de Gédéon » – tout processus de normalisation avec Israël qui ne prend pas en compte le devenir des Palestiniens aura des effets néfastes sur la stabilité régionale. De Damas à Beyrouth, ce qui devrait être l’un des enseignements des Accords d’Abraham négociés en 2020 ne semble pas avoir été intégré par l’actuelle administration américaine. Cette cécité stratégique indique les limites de la diplomatie américaine au Liban et plus largement dans la région.
Finalement, la politique déployée au Liban par la nouvelle administration Trump s’inscrit dans une forme de continuité. Soucieuse de maintenir une certaine stabilité régionale et de préserver les intérêts de ses alliés régionaux, cette politique étrangère trouve une expression particulière dans la conjoncture actuelle. Tout comme en Syrie, Washington souhaite capitaliser sur les revers des forces dites de « l’axe de la résistance » pour exercer une influence sur la recomposition de la scène politique libanaise, amener le Liban dans une reconfiguration régionale donnant la part belle aux pays du Golfe et préserver les intérêts sécuritaires et stratégiques d’Israël.