Au Liban et en Syrie, Israël pousse son avantage stratégique par-delà sa frontière

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  • Thomas Sarthou

    Thomas Sarthou

    Analyste en stratégie internationale, diplômé d’IRIS Sup’​

Alors que le Moyen-Orient traverse une phase de reconfiguration géopolitique dans le sillage de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, les stratégies des puissances régionales ont été profondément bouleversées. La défaite militaire du Hezbollah au Liban, prélude à la nomination d’un nouvel exécutif, et la chute du régime Assad en Syrie, sont deux marqueurs majeurs du changement de paradigme que connait la région. Cette recomposition se déroule dans un contexte plus large de réaffirmation de la politique de puissance et de remise en cause du multilatéralisme, promue notamment par Washington.

Au vu de ces changements structurels, Israël poursuit le développement d’une profondeur stratégique au Liban et en Syrie, s’appuyant notamment sur une stratégie du maintien du statu quo de l’autre côté de sa frontière septentrionale via le déploiement de troupes. Cette stratégie répond au tournant maximaliste qu’a pris la politique coloniale israélienne. Tel-Aviv poursuit ses frappes aériennes et son offensive terrestre à Gaza sur fond de négociations pour la poursuite d’un cessez-le-feu fragile à Doha, dont les dernières ont fait plus de 500 morts en date du 21 mars selon le ministère de la Santé du Hamas, tandis que l’opération « Mur de fer » lancée en Cisjordanie a déjà fait plus de 40 000 déplacés.

Au Liban, alors que l’accord de cessez-le-feu du 27 novembre 2024, signé sous l’égide des États-Unis et de la France, prévoyait un retrait israélien du territoire en 60 jours, Tel-Aviv a annoncé maintenir cinq positions jugées « stratégiques ». Les autorités israéliennes justifient leur présence par le fait que l’armée libanaise n’a pas encore rempli sa part de l’accord, à savoir le démantèlement militaire du Hezbollah au sud du fleuve Litani. Le ministre de la Défense israélien, Israël Katz, a par ailleurs annoncé qu’il avait reçu le « feu vert » de Washington pour maintenir des troupes au Liban.

En plus de conserver certaines positions, Israël poursuit sa campagne d’assassinats de dignitaires du Hezbollah. Le 7 mars, l’État hébreu a lancé sa plus grande salve de missiles depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu. Malgré cette présence militaire, les autorités israéliennes ont annoncé, le 11 mars, la tenue de négociations quadripartites avec la France et les États-Unis, débouchant sur la création de trois groupes de travail conjoints : l’un pour traiter des positions israéliennes au Liban, un autre pour les litiges frontaliers, et un dernier pour la question des détenus libanais. Cependant, les déclarations récentes du ministre de la Défense israélien et du Premier ministre Benyamin Netanyahou vont à l’encontre d’un éventuel retrait. Les deux dirigeants ont déclaré que les forces israéliennes resteront indéfiniment stationnées sur les cinq points dans le sud du Liban, et ce, indépendamment des négociations sur les litiges frontaliers.

L’occupation territoriale du Sud-Liban fait écho à la stratégie adoptée en Syrie au lendemain de la chute de Bachar Al-Assad. Le 8 décembre 2024, le gouvernement israélien a annoncé qu’il mettait fin à l’accord de cessez-le-feu signé en 1974 avec les autorités damascènes qui établissait une zone démilitarisée sur les hauteurs du plateau du Golan. Peu de temps après cette annonce, des troupes israéliennes se sont positionnées dans la zone démilitarisée qui surplombe le sud de la Syrie. Depuis, Tel-Aviv multiplie les frappes aériennes visant des positions et des entrepôts militaires dans le sud du pays. Le 18 mars, les forces israéliennes ont mené une vague de bombardements au Sud, ciblant des bases de l’armée syrienne dans la région de Deraa, à la frontière jordanienne, causant la mort d’au moins trois civils. À l’instar de sa stratégie au Liban, Tel-Aviv plaide pour une démilitarisation complète du sud de la Syrie.

La pression militaire sur le régime de Damas s’accompagne d’une rhétorique de soutien aux minorités, notamment la communauté druze syrienne. Représentant environ 3 % de la population, les druzes sont majoritairement situés dans le sud du pays, notamment à la frontière israélienne, région dans laquelle, durant la guerre civile, de nombreux groupes armés ont développé une autonomie de facto. La rhétorique de protection de la minorité druze a été historiquement utilisée par l’État hébreu pour diviser la communauté palestinienne de Cisjordanie sur des critères confessionnels. Les druzes d’Israël comptent environ 150 000 personnes et jouissent d’une identité reconnue, participant également à l’appareil militaire du pays.

Dans ce contexte, la communauté druze israélienne joue un rôle central, ayant envoyé à plusieurs reprises de l’aide alimentaire aux druzes syriens. En parallèle, les autorités israéliennes exercent une pression sur celles de Damas. Au lendemain d’affrontements entre les forces de sécurité syriennes et une milice druze dans la ville de Jaramana, située dans la banlieue sud-est de Damas, le ministre israélien de la Défense a menacé de « frapper » le régime si ce dernier portait atteinte aux druzes. Ces déclarations sont d’autant plus performatives que la Syrie a été récemment traversée par de violents affrontements sectaires dans les régions de Lattaquié et Tartous, mettant en lumière les difficultés du nouveau régime à préserver la stabilité du pays et à contrôler la myriade de groupes armés qui y prospèrent.

Damas, qui vient d’adopter une déclaration constitutionnelle provisoire qui « protège la liberté de croyance et le statut des sectes religieuses », a réagi aux déclarations israéliennes en rencontrant les dirigeants de la province de Soueïda, majoritairement druze, afin de discuter de la représentation de la communauté au sein de l’État central. Selon les médias arabes Al-Jazeera et Al-Arabiya, un accord similaire à celui signé avec les forces autonomes du Nord-Est – qui amorce une feuille de route visant à intégrer ses institutions civiles et militaires – serait sur le point d’être signé. Mais la communauté druze demeure susceptible de se fracturer sur son intégration à l’État, ouvrant une brèche qu’Israël pourrait exploiter. Si certains ont d’ores et déjà hissé le nouveau drapeau syrien à Soueïda, l’une des principales autorités spirituelles de la communauté, Hikmat al-Hijri a rejeté tout accord avec les autorités damascènes. En parallèle, Tel-Aviv semble continuer d’instrumentaliser les représentants de la communauté, ayant accueilli ce 14 mars une délégation de leaders druzes syriens en pèlerinage, ce que le Conseil des dignitaires de la communauté druze, instance religieuse libanaise, a dénoncé.

Au Liban, une telle stratégie – déjà utilisée en direction des chrétiens du sud durant la guerre civile – est inopérante. La communauté druze, qui représente environ 5 % de la population, est historiquement proche des mouvements nationalistes arabes et est sensible à la question palestinienne. Son leader emblématique, Walid Joumblatt, a d’ailleurs dénoncé les tentatives israéliennes de « fragmenter la région ». Ce dernier est par ailleurs proche du nouveau gouvernement syrien, ayant été le premier haut dignitaire libanais à se rendre à Damas après la chute du régime de Bachar Al-Assad.

L’État hébreu peut néanmoins jouer sur la pression sécuritaire qu’il impose à l’exécutif libanais pour déstabiliser le pays. En février, les autorités israéliennes ont menacé de frapper l’aéroport international de Beyrouth si ce dernier laissait atterrir des avions en provenance d’Iran. En conséquence, les nouvelles autorités libanaises ont interdit aux avions iraniens de se poser au Liban, provoquant la colère des partisans du Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth. Ces derniers dénonçaient ce qu’il considéraient comme une soumission du nouveau gouvernement aux diktats israéliens.

Face aux pressions israéliennes, les nouvelles autorités libanaises semblent désireuses d’accélérer le processus de désarmement du Hezbollah au Sud. Le sujet a notamment fait l’objet d’un débat lors d’un Conseil des ministres le 13 mars sous l’impulsion de ministres opposés au parti chiite. Toutefois, le nouvel exécutif doit veiller à préserver un certain équilibre avec le Hezbollah, qui conserve une forte assise populaire au sein de sa communauté. Ainsi, la résolution de la question des armes de la milice pourrait bien passer par la mise en place d’une « stratégie de défense nationale », devant mener à une intégration des armes du Hezbollah dans les forces armées régulières. De plus, l’affaiblissement militaire du Hezbollah a amené certains de ses dirigeants à saluer la mise en place d’un dialogue qui pourrait légitimer leur arsenal.

De son côté, Israël refuse tout autant la légitimation des armes du Hezbollah que le développement d’une armée nationale forte à sa frontière, quand bien même elle seule permettrait un désarmement effectif de la milice chiite. Tel-Aviv dispose de différents leviers pour s’assurer une armée faible à sa frontière nord. En 2010 et 2014, des initiatives franco-saoudiennes pour fournir l’armée libanaise en équipements avaient déjà été en partie bloquées par Israël. De plus, les forces libanaises, sous équipée et en sous-effectif, sont extrêmement dépendantes de l’aide états-unienne, qui représente plus de 90 % de son approvisionnement en équipements. Là aussi, Israël dispose de relais pour faire pression sur le forces régulières libanaises. Le 5 mars, un élu américain ferveur de l’État hébreu a déposé un projet de loi visant à conditionner toute aide fournie à l’armée libanaise à la révocation par le nouveau gouvernement de la légitimité du Hezbollah.

L’hubris des dirigeants israéliens au Liban et en Syrie est galvanisé par une conjoncture géopolitique propice à l’affirmation de sa puissance. Le fait que les États-Unis de Donald Trump, soutien résolu à la politique coloniale israélienne, soit un acteur influent dans les dynamiques politiques syriennes et libanaises, constitue une aubaine pour la politique régionale israélienne. Cependant, les récentes révélations de pourparlers directs entre l’administration Trump et les représentants du Hamas sont susceptibles de préoccuper les dirigeants israéliens, leur rappelant que si Washington est un partenaire instable pour les Européens, il peut également l’être pour Israël. De quoi inviter l’État hébreu à une forme de prudence stratégique ou, à l’inverse, tenter d’avancer ses pions un maximum pour profiter du momentum.