31.10.2024
Défaite électorale et victoire culturelle du Front national
Presse
8 mai 2017
La large défaite électorale de la candidate de l’extrême droite au second tour de l’élection présidentielle ne saurait masquer les signaux d’une victoire politique et culturelle. Marine Le Pen a réuni près de 11 millions de voix, soit environ deux fois plus que son père en 2002. La progression est spectaculaire et continue, malgré un fort recul enregistré par le FN lors des élections présidentielle et législatives de 2007. Depuis, la machine électorale a renoué avec une dynamique implacable née lors des élections européennes de 1984. Le score obtenu le 7 mai marque un record en nombre de voix obtenues par la formation d’extrême droite, toutes élections confondues, soit une nette progression par rapport au résultat du premier tour de l’élection présidentielle (7,6 millions de voix) de cette année, où Marine Le Pen avait déjà battu le précédent record de son parti, qui datait des régionales 2015.
L’alliance entre Dupont-Aignan et Le Pen
Pis, l’absence de «front républicain» a permis de fissurer le fameux «plafond de verre» auquel l’extrême droite continue de se heurter à chaque scrutin majoritaire. Celui-ci risque à son tour de céder du fait de la volonté affichée d’accélérer la stratégie de «dédiabolisation-transformation» du FN. Du reste, l’événement politique majeur de cet entre-deux-tours restera l’alliance scellée entre Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan, entre les leaders respectifs d’un parti historiquement antigaulliste et d’une formation revendiquant l’héritage direct du gaullisme.
Rappelons que l’irruption du FN dans notre vie politique date de septembre 1983, lorsque la mairie de Dreux avait été remportée par une liste RPR-Front national… Aujourd’hui, si ce rapprochement se confirme, nul doute que le FN participera de fait au mouvement général de recomposition du paysage politique français au-delà du traditionnel clivage extrême droite/droite/gauche. L’avènement d’un clivage idéologique autour du rapport aux frontières nationales –formelles et imaginaires– du pays symbolise la victoire idéologique et culturelle du Front national.
Loin des chiffres et des stratégies d’appareil, l’essentiel est en effet ailleurs. La montée en puissance du parti frontiste ne se mesure pas seulement à l’aune de ses scores électoraux. La banalisation du vote FN n’est que la partie immergée de la diffusion-normalisation de ses idées et de sa représentation du monde. En cela la victoire d’Emmanuel Macron ne saurait faire illusion: la «mondialisation heureuse» qu’il souhaite incarner est loin d’avoir convaincu 65% des Français.
Le sociologue Zygmunt Bauman écrivait: «On pense à l’identité à chaque fois que l’on ne sait pas vraiment où l’on est chez soi […]. « Identité » est le nom que l’on a donné à la recherche d’une échappatoire à cette incertitude.» C’est précisément cette inquiétude identitaire entretenue par la mondialisation que le Front national a su exploiter et imposer dans la vie politique française, avec la complicité de responsables de droite comme de gauche. Bien qu’inédite à plus d’un titre, la campagne 2017 s’est inscrite dans une certaine continuité avec celles de 2007 et de 2012, en confirmant l’ancrage de la question identitaire dans le débat politique, idéologique et culturel national.
Le contexte est propice à la montée du sentiment national-populiste: la conjugaison d’une crise sociale (avec une précarisation et un chômage structurels et massifs) et d’une crise des idéaux collectifs de substitution a aiguisé dans la société française le sentiment de vulnérabilité face à un nouvel ordre global. Le parti frontiste exploite cette vulnérabilité individuelle et collective dans une stratégie et un discours politiques axés sur une mise en accusation de la mondialisation, de l’intégration européenne et de l’immigration. L’ennemi politique est extérieur au corps national, même lorsqu’il vit en France…
Le brouillage des frontières idéologiques
Le plafond de verre, à défaut d’être brisé sur le plan électoral, a déjà éclaté dans les esprits et la conscience politique de nombreux citoyens et dirigeants politiques de la classe politique traditionnelle qui ont progressivement intégré les mots et les images du Front national dans leur propre univers mental.
Les discours et pulsions xénophobes débordent les sphères toujours plus vastes des cadres comme de l’électorat du Front national. Les frontières idéologiques se brouillent: la gauche du gouvernement s’est inspirée d’une mesure défendue par l’extrême droite (la «déchéance de nationalité»), tandis que Marine Le Pen a plagié un discours prononcé par François Fillon, tant celui-ci puisait à une même source identitaire fondée sur un récit romancé de la nation française et une vision communautarisée de la société française.
Un ethnocentrisme nombriliste se fait jour, une conception dogmatique de l’ordre culturel et social se manifeste, y compris dans la rigidité républicaniste de gauche, d’un Valls ou d’un Mélenchon. Cette vision étriquée de la France et de la République a largement investi le champ politique, au point de participer à la recomposition les clivages entre gauche/droite/extrême droite…