ANALYSES

La déclaration de Jean-Claude Juncker peut-elle relancer le débat sur la création d’une armée européenne ?

Interview
13 mars 2015
Le point de vue de Jean-Pierre Maulny
Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, a proposé le dimanche 8 mars, la création d’une armée commune au sein de l’Union européenne. Cette proposition vous semble-t-elle crédible et réalisable dans une Union sans réelle politique étrangère commune ?

Le manque d’unité de vues des pays membres en matière de politique étrangère est une des limites à la proposition de Jean-Claude Juncker. On constate que ces dernières années, on a peiné à obtenir une unanimité, ou tout au moins un consensus, pour des opérations de l’Union européenne ou pour des opérations dans lesquelles des pays membres de l’Union européenne engageraient leurs contingents dans le cadre d’opération de l’OTAN comme on l’a vu en Lybie par exemple. Les battlegroups, des unités communes constituées de contingents de pays membres de l’Union européenne, n’ont jamais pu être utilisées non plus depuis 10 ans. Si un pays ne veut pas que son battlegroup soit déployé, il devient inutilisable comme on a pu le voir au Mali.
Une deuxième limite est le fait que d’un point de vue technique et pratique, il est extrêmement difficile d’avoir des unités réellement communes. L’expérience a déjà été tentée entre la France et l’Allemagne au sein de la brigade franco-allemande. On a vu que les problèmes de langues, les matériels qui ne sont pas les mêmes, les statuts des militaires qui sont différents, faisaient qu’une unité commune est extrêmement compliquée à mettre en œuvre. En revanche, on peut effectivement imaginer avoir des États-majors communs, qui commandent des unités nationales dans ce qui pourrait être une armée commune. C’est en cela que l’initiative de Jean-Claude Juncker doit être vue positivement malgré tout. C’est une façon de relancer l’Europe de la défense avec une initiative politique forte, aisément identifiable. Le slogan en lui-même doit être mobilisateur : il faut que les Européens aient une armée qui représente leur volonté d’exister en tant qu’acteur sur la scène internationale

Pensez-vous qu’une armée européenne permettrait de s’émanciper des Etats-Unis mais surtout de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). L’existence de l’OTAN n’est-elle par ailleurs pas l’une des raisons pour lesquelles cette armée commune n’a jamais vu le jour ?

Je pense qu’on ne peut pas présenter les choses de cette manière, même s’il est certain qu’une armée européenne conduirait presque mécaniquement à une plus grande autonomie des pays de l’Union européenne vis-à-vis de l’OTAN. Les opérations militaires conduites aujourd’hui, le sont à différents niveaux : il y a des opérations qui sont nationales, d’autres dans des coalitions ad-hoc ou bien dans le cadre de l’Union européenne ou de l’OTAN. Pourtant les pays n’ont pas quatre armées : on ne peut pas multiplier le nombre de soldats en fonction du type d’opération. Nous n’avons tout simplement pas les moyens d’avoir une armée de l’OTAN, une armée européenne et une armée nationale. Par conséquent, ce serait les mêmes soldats qui se retrouveraient sous bannière OTAN ou sous bannière nationale qui constitueraient l’armée européenne.
Mettre en place une armée européenne représenterait, politiquement parlant, un affichage d’autonomie des pays de l’Union sur la scène internationale et donc par extension, une plus grande autonomie vis-à-vis de l’OTAN et des Etats-Unis. Mais en même temps, cela voudrait dire que les Européens veulent mieux prendre en compte leur sécurité ce qui est une demande répétée des Américains. Au final, tout le monde y serait quand même gagnant.

La France apparaît beaucoup plus « va-t-en-guerre » que ses homologues européens et déplore régulièrement leur manque d’engagement et de mobilisation au niveau militaire sur des théâtres extérieurs. Quelle est la position des autres membres de l’Union sur un projet d’armée commune européenne ?

Ce dont on s’aperçoit, c’est que les pays qui justement ne sont pas « va-t-en-guerre », et qui ont peut-être des réticences à s’afficher dans des opérations militaires au niveau national, auront certainement beaucoup plus de facilités à le faire au niveau de l’Union européenne que dans un cadre national. C’est notamment le cas de l’Allemagne. Les Allemands sont sûrement ceux qui ont rédigé le plus de documents affichant une claire volonté d’avoir une armée européenne. Il ne faut pas oublier qu’à l’origine, le but de la Communauté européenne de Défense (CED) en 1952, était justement de pouvoir réarmer l’Allemagne sans que cela se fasse dans un cadre national. C’était une demande des alliés mais également des Allemands. Il y a environ un mois, le groupe parlementaire du Parti social-démocrate allemand, le SPD, a d’ailleurs publié un projet affichant clairement sa volonté de créer une armée européenne. Seuls les Britanniques sont fondamentalement contre une telle évolution. Pour eux, la défense c’est l’Otan ou la relation bilatérale avec la France ou avec les Etats-Unis. C’est une vision « utilitaire » et à la carte de l’Union européenne que l’on peut respecter mais qui ne correspond pas à l’engagement des pays fondateurs de l’Union européenne.
En conclusion une armée commune est au contraire quelque chose que les pays qui ne sont pas « va-t-en-guerre » voient d’une manière favorable ainsi que des pays qui ont moins de réticence à l’utilisation de la force armée comme la France. Seul le Royaume-Uni est fondamentalement opposé à ce projet. Mais il y a tellement de chemin à parcourir avant d’avoir une armée européenne que nous avons largement le temps de faire des progrès afin de rationaliser nos forces dans un cadre européen ce qui est également l’intérêt des Britanniques. Finalement cela nous renvoie aux origines de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) telle qu’elle était présentée dans le Traité de Maastricht de 1992 : « La politique étrangère et de sécurité commune inclut l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union européenne, y compris la définition à terme d’une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune ». Le temps long était déjà inscrit dans les textes…
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