Le shintô, un référent identitaire ?

  • Par François Macé, Professeur à l’INALCO

    Par François Macé, Professeur à l’INALCO

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    Par François Macé, Professeur à l’INALCO

Une chose est sûre : le Japon n’est pas un État religieux. Sa constitution, qui date de 1947, ne fait aucune référence au religieux, si ce n’est pour affirmer sa séparation nette d’avec l’État. Rien à voir donc avec certaines Républiques qui se proclament islamiques par exemple. Il n’y existe pas non plus de religion officielle, comme cela peut être le cas dans d’autres pays, comme la Grèce avec l’orthodoxie, ou la Grande-Bretagne avec l’anglicanisme. Au Japon, la religion relève tout simplement de la sphère du privé. Il n’est ainsi pas question, comme en Allemagne, de déclarer sa religion et de payer l’impôt en conséquence. Il n’est pas question non plus de faire prêter serment sur un livre religieux à un homme politique ou à un témoin, ou d’entretenir aux frais de la collectivité un lieu de culte en tant que tel. Dès la Constitution de 1889, la liberté de croyance a été proclamée, et aucune religion n’a été imposée officiellement. Le statut très particulier du shintô, depuis la Restauration de Meiji (1868) jusqu’en décembre 1945, sera aboli sous la pression des Américains. Il deviendra, dans le Japon de l’après-guerre, une croyance presque comme les autres.
 
La particularité des pratiques au Japon
 
Mais si, légalement, le Japon n’a pas de couleur religieuse, qu’en est-il dans la pratique ? C’est ici que les choses commencent à devenir complexes. D’un certain point de vue, le Japon ressemble beaucoup à la France, la pratique religieuse y est minoritaire. Dans les sondages d’opinion, le nombre d’incroyants, d’indifférents, est de loin beaucoup plus important que celui des membres actifs d’une religion. Cela dit, la vision que l’on a des religions au Japon est souvent faussée par l’utilisation des statistiques officielles du bureau des religions, qui dépend du ministère de l’intérieur. Selon ces statistiques, il y aurait une majorité de fidèles pour le shintô, suivie de près par les bouddhistes. Mais l’addition des deux chiffres dépasse de loin la population japonaise, et ne correspond en rien aux enquêtes d’opinion.
 
Car, comme il n’existe pas l’équivalent du baptême chrétien ni dans le shintô, ni dans le bouddhisme, le nombre de fidèles est calculé à partir de celui des « paroissiens ». Mais dans les deux cas, il ne s’agit aucunement d’un acte volontaire d’enregistrement. Ainsi, pour ce qui concerne le bouddhisme, la majorité des Japonais ne se soucient de leur temple de rattachement et donc de leur appartenance à tel ou tel courant (Terre pure, Sutra du lotus, Zen, Ésotérisme shingon, Tendai) qu’au moment d’un décès dans la famille. À l’époque d’Edo, toutes les familles devaient être inscrites dans un temple ; cette obligation a été abolie à l’époque Meiji, mais l’habitude est restée. Mais cette inscription héréditaire ne présage donc en rien de la croyance réelle.
Dans le cas du shintô, le lien est encore plus ténu. Le plus souvent, on devient paroissien d’un sanctuaire du seul fait d’habiter à proximité. Les associations de voisinage qui s’occupent du nettoyage des caniveaux ou des clubs du troisième âge aident aussi à l’entretien du sanctuaire. En donnant quelques centaines de yens par an, on se retrouve paroissien sans le savoir.
 
En fait, la définition commune de la religion formée pour les monothéismes ne convient pas à la réalité japonaise. Quand on dit que beaucoup de Japonais naissent et se marient shintô mais ont des funérailles bouddhiques, cela ne signifie pas qu’ils changent de religion au cours de leur vie. Simplement, selon les circonstances, on s’adresse aux kamis (dieux) ou aux bouddhas. Dans ce sens, et malgré la politique anti-bouddhique de Meiji, le shintô est indissociable du bouddhisme.
 
Si l’on se tourne de nouveau vers les enquêtes d’opinion, on constate que, parmi la minorité de ceux qui disent croire en quelque chose, les bouddhistes sont largement plus nombreux que les fidèles des sanctuaires. Les croyants du shintô dépassent à peine les chrétiens. Avec un clergé de seulement une vingtaine de milliers de personnes pour 80 000 sanctuaires et 120 millions d’habitants, le shintô pourrait passer pour le reliquat d’une époque révolue. Pourtant, d’autres faits montrent qu’il occupe une place non négligeable dans le Japon contemporain. On se souvient ainsi qu’en 2000, le Premier ministre Mori avait déclaré devant un club parlementaire : « Eh bien oui, le Japon est un pays divin ayant pour centre l’empereur ». Cette phrase, qu’il ne pensait pas être provocatrice, souleva néanmoins une vague de protestations, notamment de la part des églises chrétiennes.
 
On sait aussi que les visites officielles du Premier ministre Koizumi au sanctuaire de Yasukuni suscitèrent de violentes réactions, pas tant au Japon que dans les pays qui eurent à souffrir des exactions de l’armée japonaise pendant la dernière guerre, et au premier rang desquels figurent la Chine et la Corée. Beaucoup de Japonais qui n’ont pas un intérêt particulier pour ce sanctuaire n’ont pas supporté les critiques chinoises. Pourquoi, se disent-ils, les Japonais ne seraient-ils pas libres d’honorer leurs morts selon leur coutume ? Or, on ignore souvent que, chaque année, le Premier ministre se rend au sanctuaire impérial d’Ise pour la première visite du Nouvel an. Il paie sur sa cassette personnelle l’offrande qu’il y dépose, mais il est accompagné des membres de son gouvernement au grand complet. Cette visite, qui ressemble beaucoup à une visite officielle, ne provoque pourtant guère de réactions. Elle paraît normale. En effet, tout le monde ne se rend-il pas dans un sanctuaire au moment du Nouvel an ?
 
 
Les sanctuaires comme révélateurs
 
On se trouve ici confronté à l’un des paradoxes apparents du shintô. Le nombre de fidèles déclarés est minime, mais certains rites qui lui sont rattachés sont largement suivis. La visite aux sanctuaires au moment du Nouvel an apparaît comme le fait le plus représentatif de cette situation. Dans les grands sanctuaires urbains, comme celui de Meiji à Tôkyô, c’est par millions que l’on se presse pendant les trois premiers jours de l’année. Mais rares sont les visiteurs qui se soucient de la divinité de l’empereur Meiji.
 
Quelle que soit leur appartenance religieuse, la majorité des Japonais restent attachés à certains rites, comme en témoigne cette visite ou encore celle effectuée avec les enfants de sept, cinq et trois ans (Shichi go san). De la même façon, rares sont les habitants d’un quartier ou d’un village qui ne se sentent pas concernés par la fête du sanctuaire, dont ils sont plus ou moins les paroissiens. Plus qu’un événement religieux, il s’agit de la fête du quartier.
Les sanctuaires, qui sont l’ancrage du shintô dans l’espace, font partie du paysage. Leur absence serait ressentie comme un manque. Les torii, portiques d’entrée des sanctuaires, ponctuent le paysage. Ils font partie des sites les plus photographiés. Ainsi va-t-il du grand torii de Miyajima, qui se dresse au milieu des flots de la mer intérieure. Ils constituent un des symboles de la tradition, mais au même titre que les tours bouddhiques (pagodes).
 
Encore faut-il s’entendre sur le mot tradition. Le mariage devant les dieux est souvent perçu comme la forme traditionnelle du mariage. Pourtant il ne remonte qu’à 1900, date du mariage du prince héritier. Il ne se répandit dans la population que dans les années 1920. Il en va de même de la visite aux sanctuaires au début de l’année. Cette visite fut fortement encouragée par le gouvernement de Meiji à la fin du xixe siècle dans le cadre du culte impérial.
Ces deux exemples montrent ainsi que le shintô invoqué de nos jours n’est souvent que le prolongement du shintô officiel forgé à l’époque de Meiji. C’est cette tradition étatique et nationaliste qui est revendiquée par les institutions actuelles du shintô, à commencer par le Jinja honchô (bureau principal des sanctuaires) qui regroupe plus de 90% des sanctuaires.
Ce shintô officiel, kokka shintô (shintô d’État, ou mieux, shintô national), joua un rôle important dans la construction de l’Etat nation du Japon moderne, mais aussi de ses dérives ultranationalistes à partir des années 1930. Il reste l’un des symboles de la nation japonaise telle qu’elle s’est constituée à partir de Meiji. Ce qui explique l’attachement qu’éprouve envers lui une grande partie de la classe politique.
 
Ce rôle de symbole est d’ailleurs renforcé par un autre symbole : l’institution impériale telle qu’elle est définie par la Constitution de 1947. L’Empereur, symbole de la nation, observe scrupuleusement un certain de nombre de rites shintô. Tous les matins, il salue la divinité solaire considérée comme son ancêtre. Toute l’année, se déroulent des cérémonies dans les sanctuaires du palais. Il envoie aussi régulièrement des offrandes à un certain nombre de grands sanctuaires, à commencer par celui d’Ise où réside la divinité solaire. Mais surtout, parmi les rites d’avènement, celui qui est considéré comme le plus significatif, la Grande Gustation, ou Daijôsai, repas partagé avec la divinité, est foncièrement shintô. Ces rites de la maison impériale ne sont pas publics, mais sont organisés par le bureau du palais qui, lui, est un organisme public. Les frais engagés pour ces célébrations sont payés par la maison impériale, qui reçoit une dotation du gouvernement. Malgré la séparation de l’État et du religieux, le gouvernement subventionne indirectement une partie des cultes shintô liés à la maison impériale.
 
 

En conclusion, il serait donc bien imprudent d’affirmer que le shintô est un élément capital de l’identité japonaise. Et ce pour plusieurs raisons. La première est que, derrière l’étiquette shintô, on trouve l’idéologie du shintô officiel qui avait cours avant 1945 et qui ne concerne maintenant qu’une minorité de Japonais, avec des pratiques sociales très largement répandues mais dont les connotations religieuses sont peu marquées. La seconde réside dans la complexité du fait religieux au Japon. Même au plus fort de la politique anti-bouddhique du début de Meiji, jamais on n’a pu faire oublier que le bouddhisme a dominé le monde spirituel depuis le viie siècle. En fait, bouddhisme et shintô ont vécu en symbiose depuis cette époque. Le bouddhisme de la Terre pure ou le Zen ont donc autant droit que le shintô d’être des marqueurs de l’identité japonaise.