ANALYSES

À l’origine du malentendu entre l’Union européenne et l’OTAN

Tribune
12 juillet 2023


Depuis que l’Union européenne (UE) a décidé de se doter d’une politique de défense commune, au tout début des années 2000, sa relation avec l’OTAN a été empreinte d’ambiguïté et de malentendus. La raison à cela peut être expliquée en quelques mots. La plupart des pays de l’UE craignent que la défense européenne puisse être perçue comme une alternative à l’OTAN, ce qui finirait par irriter et par éloigner du continent leur principale garantie sécuritaire, les États-Unis.

Cette vision des choses est loin d’être dénuée de fondement. Au cours des vingt dernières années, la défense européenne a été le plus souvent regardée avec méfiance de l’autre côté de l’Atlantique, voire avec une franche hostilité selon les gouvernements en place à Washington. Le problème est que les Américains n’ont jamais compris quel est le sens de ce projet ni quel est son but ultime. Ils ne l’ont jamais compris, parce que les Européens n’ont jamais été capables de le leur expliquer. Comment auraient-ils pu le faire d’ailleurs, puisqu’ils ne savent pas eux-mêmes où leur politique de défense commune doit les mener ? Mais pour démêler cela, revenons à Washington.

Les États-Unis contestent aux Européens le fait de vouloir lancer des coopérations militaires entre eux, en tenant à l’écart de leurs projets les membres de l’OTAN qui ne font pas partie de l’UE. Ils ne comprennent pas pourquoi les Européens devraient se mettre à fricoter ainsi ensemble, dans le dos d’une partie de leurs alliés, en créant un sous-groupe qui concerne 27 pays sur les 31 membres de l’Alliance. Ils n’arrivent pas à le concevoir parce qu’ils ont toujours perçu dans l’UE une simple zone de libre-échange, et non un projet politique d’intégration. La notion d’intégration européenne leur a toujours échappé, ou du moins ils ne l’ont jamais prise au sérieux. La défense européenne apparait ainsi aux yeux de Washington comme une simple coopération militaire entre États souverains, ce qui la rend problématique, et peut-être même désobligeante : pourquoi, se demandent-ils, au sein d’un cercle de pays souverains et alliés, certains d’entre eux devraient-ils se mettre à faire bande à part pour renforcer leurs liens en excluant les autres ?

Les Américains ont tout à fait raison de se poser cette question. De leur point de vue, elle est plus que légitime, et les Européens feraient bien de leur expliquer ce qu’ils ont derrière la tête. Pour cela, toutefois, ils devraient avant tout comprendre eux-mêmes ce qu’ils veulent et ce qu’ils ne veulent pas de l’« Europe de la défense », comme ils l’appellent parfois, en oubliant que, étymologiquement, cette expression ne veut pas dire grand-chose (ce qui est emblématique). Jusqu’à présent, en effet, les États membres de l’UE se sont bien gardés de répondre aux questions existentielles qui concernent leur politique de défense commune. Celles-ci sont pourtant simples : l’« Europe de la défense » doit-elle être considérée comme une étape du processus d’intégration européenne que l’UE est censée incarner, ou vise-t-elle plus simplement à coordonner les politiques militaires des vingt-sept États membres, lesquels sont destinés à rester distincts et souverains ? En d’autres termes, s’agit-il d’un projet de coopération ou d’intégration ?

Le fait que les Européens n’aient jamais voulu trancher une telle question existentielle porte un nom : celui d’« ambiguïté constructive ». Henry Kissinger avait défini ce concept comme la volonté délibérée, de la part des acteurs diplomatiques impliqués dans une négociation, de rester vague sur la finalité ultime de l’initiative, afin que celle-ci puisse avancer malgré les divergences qu’elle suscite. Cette notion a eu indéniablement son utilité dans le passé. Sans elle, la France et le Royaume-Uni n’auraient sans doute jamais pu lancer la défense européenne en 1998. Toutefois, l’ambiguïté constructive sur laquelle repose la défense européenne ne pourra durer éternellement. Tôt ou tard, elle devra être levée. À long terme, en effet, ce qui est politiquement ambigu finit toujours par alimenter des malentendus qui, eux, n’ont rien de constructif. Et un de ces malentendus est justement celui de la relation UE-OTAN.

À l’ère de la guerre en Ukraine et d’un possible désengagement des États-Unis du continent, les Européens doivent choisir. Si l’« Europe de la défense » n’engage pas leur souveraineté, si elle est destinée ad vitam aeternam à rester déconnectée du processus d’intégration européenne et à ne pas remettre en cause la souveraineté nationale, alors l’exclusion des pays de l’OTAN non membres de l’UE ne trouve aucune justification. Ces derniers devraient pouvoir y être associés bien plus largement que ce qu’ils ne le sont actuellement. Par contre, si la défense européenne représente une étape dans le cadre du projet politique plus vaste et de longue haleine qui vise l’unité politique du continent, alors l’exclusion des pays qui ne sont pas concernés par ce processus d’unification trouve tout son sens. Et dans ce cas, l’Europe de la défense peut légitiment être présentée comme une initiative visant à regrouper et à rationaliser les vingt-sept contributions fragmentées des pays de l’Union à l’OTAN en une seule contribution plus cohérente et souveraine.

Cela fait désormais plus de 20 ans que les partisans de la défense européenne tentent de convaincre leurs alliés anglo-saxons que leurs ambitions sont complémentaires et non concurrentes à celles de l’OTAN. Tant qu’ils ne lèveront pas l’ambiguïté constructive qui accompagne depuis deux décennies la défense européenne, et qu’ils ne clarifieront pas une bonne fois pour toutes, à eux-mêmes en premier lieu, et aux autres membres de l’Alliance en deuxième lieu, quelles sont leurs réelles intentions, le malentendu persistera. Et ils ne seront pas capables d’expliquer à leurs amis anglo-saxons en quel terme et dans quelles limites ils peuvent être associés aux différents projets qu’ils mènent dans le cadre de leur énigmatique « Europe de la défense ».
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