ANALYSES

Guerre en Ukraine : bilans et perspectives

Tribune
5 mai 2023


Après plus d’un an de combats en Ukraine et de tractations politiques pour construire autour de chacun des deux belligérants des alliances ou des partenariats, il reste difficile de porter un jugement sur le quotidien des événements. Mais, sous ce quotidien, se dessinent néanmoins assez clairement les dynamiques de l’architecture du monde à venir.

Cette guerre a été voulue par la Russie comme catharsis à la convergence de trois conflits

Tout d’abord, considérons, la relation tumultueuse entre la Russie et l’Ukraine, envenimée par des disputes autour de la vente et du transit du gaz russe, par la volonté de Moscou d’avoir un droit de regard sur la politique étrangère ukrainienne, notamment pour s’assurer un glacis face à l’OTAN et par son besoin, considéré comme vital pour elle, de disposer du port de Sébastopol. La Russie a voulu régler cette dispute par un plan de long terme de déroutement de ses gazoducs (via Nord Stream I et II et Blue Stream) et par la saisie brutale de la Crimée (2014), créant une situation inacceptable pour l’Ukraine.

Cette relation tumultueuse trouvait des prolongements au sein même de l’Ukraine entre une majorité cherchant l’unité nationale ukrainienne et une minorité irrédentiste à tropisme russe, majoritaire dans le Sud et l’Est du pays. Ce particularisme, déjà présent lors de l’indépendance (1991), n’a cessé de s’affirmer au fil du temps et des crises (révolution orange ; révolution du Maidan) vécues comme autant de rejets de leurs aspirations par les dissidents, jusqu’à déboucher sur un appel au rattachement à la Russie (référendum du 11 mai 2014). Mais lorsque le président Tourtchynov, avec le soutien politique des États-Unis formulé lors de la visite du vice-président Joe Biden en 22 avril 2014, décida d’engager l’armée pour mater les révoltés qui s’étaient organisés en milices, la Russie ne laissa pas passer l’occasion de renforcer son soutien matériel et militaire, déjà actif politiquement, à cette lutte armée. Cette aide permit de figer une ligne d’affrontements meurtriers jusqu’en février 2022.

Cet affrontement russo-ukrainien et cette guerre civile ukrainienne s’inscrivent en outre dans un conflit stratégique entre les États-Unis et la Russie, confirmé en avril 2022 lorsque, après s’être effacés quelques jours avant l’offensive russe, les États-Unis ont affirmé leur engagement dans la guerre : « Nous voulons voir la Russie affaiblie, incapable de mener le type d’actions qu’elle a lancé sur l’Ukraine ». Outre l’Ukraine, Vladimir Poutine accumule, depuis son arrivée au pouvoir, de multiples revendications à l’encontre des États-Unis : d’abord sur la guerre du Kosovo (1999) puis sur le dérapage de la guerre globale contre le terrorisme en Irak (2003). Il les a formulées clairement à la conférence sur la sécurité de Munich (2007) et ne cesse de les répéter depuis, rajoutant à ses griefs la Libye (2011) et la Syrie (2015). Les États-Unis ont multiplié les accords stratégiques et les coopérations civiles et militaires, depuis 1992 et la visite de Leonid Kravtchouk, premier président de l’Ukraine indépendante. L’Ukraine est donc pour la Russie, par son positionnement géopolitique, à la convergence de ces trois conflits. En signant un traité avec les deux républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk, puis en incorporant leurs milices dans l’armée russe et enfin en annexant les quatre oblasts du Sud ukrainien à la Russie, le président russe liait les deux premiers problèmes.

Le 22 février 2022, la guerre civile est effacée, seule subsiste la guerre russo-ukrainienne dans une perspective plus large de guerre stratégique russo-américaine.

La résistance ukrainienne, les diverses carences de l’agresseur, puis le soutien de l’alliance occidentale ont conduit à des échecs successifs de la Russie dont l’armée s’était pourtant emparée d’une large portion de territoire ukrainien en allant jusqu’aux portes de Kiev. Mais elle avait surtout mis la main, dès mars 2022, sur la mer d’Azov en accaparant ses côtes sur une profondeur allant jusqu’à 80 kilomètres et incluant le barrage et la centrale électrique de Nova Kakhovka, le canal de Crimée et la centrale électrique nucléaire de Zaporijjia, installations vitales pour faire vivre la Crimée. Depuis la Russie construit un système de défense le long de cette ligne qu’elle a érigée au statut de frontière nationale et qu’elle défendra en tant que telle, donc avec ses forces de défense stratégiques. Cependant, après l’épuisement de la bataille de Bakhmout, il est vraisemblable que la Russie abandonne l’idée d’atteindre les frontières de l’oblast de Donetsk et d’inclure le complexe Slaviansk-Kramatorsk dans ses projets territoriaux. Elle se consacrera surtout à endiguer sur le long terme les offensives de l’Ukraine, soutenues par l’alliance occidentale, pour la reconquête des territoires perdus. Une grande offensive ukrainienne est activement préparée et annoncée pour l’été 2023. Elle fera certainement très mal à l’armée russe, mais les plus hauts responsables américains pensent qu’il faudra plus de temps pour la reconquête totale, voire utiliser des moyens non militaires. Sauf ordre mal exécuté, le Waterloo russe n’est pas encore près d’arriver en 2023. La Russie fera tout son possible pour geler le conflit sur les lignes actuelles et proroger le statu quo violent qui prévaut depuis 2014.

Car l’essentiel des visées stratégiques russes, mises en mouvement par cette guerre, est de contester l’unilatéralisme américain et « l’ordre du monde selon des règles » que Poutine récuse parce que pour lui, elles ont été imposées par et au seul bénéfice des États-Unis : « […] tout le système du droit d’un seul État, avant tout, bien entendu, des États-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines : dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres États. À qui cela peut-il convenir ? »

Une stratégie plus longuement et soigneusement préparée que l’invasion de l’Ukraine.

La Russie, souvent de connivence avec la Chine, s’est employée à rameuter les mécontents. En 2001, la Russie fonde avec la Chine l’Organisation de Shanghai pour la coopération (OSC) ; en 2002, la Russie crée l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) ; en 2009, à l’initiative de Vladimir Poutine, se tient le premier sommet des BRIC à Ekaterinbourg (Russie) ; en 2015, OCS/BRICS tiennent un sommet commun à Oufa (Russie). Au sommet russo-africain de Sotchi en 2019 devant 43 chefs d’État, le président Poutine parle de « l’attachement commun au multilatéralisme, au refus de l’ingérence et à la lutte contre l’exploitation, le racisme et le colonialisme ». Vladimir Poutine exploite ainsi une vision de l’Occident largement répandu dans les pays du Sud global, pour obtenir, sinon l’adhésion inconditionnelle à ses thèses et un soutien direct (voir les résultats des votes au Conseil de sécurité et à l’assemblée générale de l’ONU sur la guerre en Ukraine depuis 2014) du moins une écoute intéressée. Les candidatures de rapprochement ou d’adhésion à ces diverses structures de partenariats sont nombreuses, portées par diverses raisons : entre autres, la tentation de prendre des distances vis-à-vis d’un monde régulé par les États-Unis ou la recherche de nouveaux équilibres régionaux ou les perspectives économiques que paraissent offrir ces nouveaux partenariats, avec la Chine notamment. Bénéficier des investissements du projet « Nouvelles routes de la soie » attire l’intérêt, y compris en Europe (accords 17+1, des accords dont la concrétisation et la pérennité sont toutefois « en petite forme »). S’y rajoute aussi l’attirance pour le principe du respect de la souveraineté politique que proposent ces institutions.

Pour l’Occident, habitué à la rigueur du fonctionnement de l’Union européenne ou de l’OTAN, ces organisations, n’imposant aucune exigence quant aux principes démocratiques et de politique intérieure pour accepter l’adhésion, ne développant aucun programme commun, paraissent peu crédibles, voire peu efficaces, et donc peu menaçantes.

Il est vrai que la Russie a échoué à affaiblir les États-Unis. Leur rôle de chef du monde occidental est renforcé ainsi que ses leviers de puissance : l’OTAN s’élargit, l’Union européenne est active et soudée dans la stratégie des sanctions envers la Russie et dans le soutien financier et en matériels de guerre pour l’Ukraine, l’Europe est désormais tributaire de ses livraisons de gaz naturel liquéfié (GNL). Pour autant, un curieux vortex se forme, dont l’Occident a tardé à prendre conscience : le Sud global tend à se recomposer autour des multiples centres de gravité proposés par le couple russo-chinois, dans des postures critiques de l’Occident, alors que ce dernier attire des pays qui n’ont toujours pas pansé les plaies de leurs guerres civiles (Ukraine, Géorgie, Moldavie, Kosovo, Bosnie). Enfin, le discours de « la défense des démocraties contre les régimes autoritaires », tendant à discriminer ceux qui ne soutiennent pas l’Ukraine, fait resurgir la menace du président Georges Bush : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », cependant avec des effets répulsifs.

La consolidation sur le long terme de cette dynamique d’un Nouveau monde multipolaire aux normes russo-chinoises marquera, s’il advient, la victoire stratégique de la Russie. Mais il pourrait s’agir, sur le plus long terme, d’une victoire à la Pyrrhus, car la volonté de puissance de la Chine pourrait-elle se contenter d’un recul de l’hégémonie américaine sans chercher à la supplanter ? Par ailleurs, les États-Unis sont-ils prêts à abandonner des parcelles de pouvoir alors que la Chine monte en puissance ? Certainement pas.

La catastrophique aventure ukrainienne de Poutine va réorienter le centre de gravité de l’affrontement sino-américain vers la Russie. Cet immense pays regorge de réserves d’énergies fossiles, de compétences et de combustibles pour l’énergie nucléaire, sans compter son arsenal, de matières premières et de minerais utiles aux industries du futur, d’un potentiel agroalimentaire. Tout ce dont a besoin le Sud global pour vivre et la Chine pour dominer le monde.

Les États-Unis par leur soutien à l’Ukraine ont choisi la voie de la force pour affaiblir la Russie et espérer certainement y prendre à nouveau pied via les institutions internationales (retour de la décennie 1990-2000). La Chine a fait le choix de la ruse, avec tout ce que ce terme emprunté à Sun Tzu contient de calcul stratégique. Le sort de l’Ukraine ou de Taïwan inquiète, à bon droit dans le court terme. Mais c’est surtout le devenir de la Russie après cette guerre qui orientera durablement le monde futur.

« Le suprême raffinement dans l’art de la guerre, c’est de s’attaquer aux plans de l’ennemi » –  Sun Tzu, L’art de la guerre.

Les États-Unis, l’Europe et l’Ukraine affaiblissent la Russie. La Chine, par sa prise de distance tout en affirmant un « partenariat de coordination stratégique global à l’ère nouvelle » se met en posture pour gagner la guerre américano-russe pour son propre compte. Quelle que soit l’issue du conflit en Ukraine même, elle redressera la Russie pour affirmer durablement sa propre puissance. La ligne de front future est en train de basculer de Taïwan vers l’Eurasie.

 

 
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