ANALYSES

La Loi de programmation militaire 2024-2030 : une montée en puissance de nos armées ?

Interview
4 avril 2023
Le point de vue de Jean-Pierre Maulny

Le projet de Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 est présenté ce mardi en Conseil des ministres. Elle prévoit une augmentation annuelle du budget de l’armée française comprise entre 3 et 4 milliards d’euros, l’objectif étant d’atteindre un budget de 69 milliards d’euros d’ici 2030. La LPM, dévoilée sur un fond de reprise de guerre en Europe, inclut 13 milliards d’euros destinés à financer l’aide militaire à l’Ukraine. Alors que certains parlent d’une « économie de guerre »,  Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS, nous éclaire sur ce nouveau budget de défense.

Avec la loi de programmation militaire 2024-2030, il est question d’accroître le budget de défense français d’un tiers, soit 413 milliards d’euros sur sept ans.  Assiste-t-on à une augmentation massive du budget de nos armées ?

Il faut tout d’abord expliquer pourquoi nous avons des lois de programmation militaire (LPM) qui couvrent une période de sept années. Le budget de la défense est un budget particulier. Les dépenses d’investissements, liées aux programmes d’armement, représentent plus d’un tiers de ce budget. Or, un programme d’armement peut s’étendre sur plus de quarante ans. Le Rafale par exemple, dont nous continuons à commander des exemplaires, est un programme d’armement qui a été lancé au milieu des années 80. Il est donc nécessaire de programmer les dépenses budgétaires des armées sur plusieurs années afin de tenir les engagements pris lors du lancement d’un programme d’armement. Cela étant, dans l’établissement des LPM, le ministère des Armées obéit au principe de l’annualité budgétaire, qui implique que seule la loi de finances annuelle ait force obligatoire. Cela explique que certaines lois de programmation militaire n’ont pas été respectées, contrairement à l’actuelle débutée en 2019 qui, elle, a bien été honorée.

Les crédits affectés à la défense augmentent donc fortement sur la période 2024-2030. Ce qui est bien évidemment dû au contexte stratégique actuel avec la guerre en Ukraine à nos portes qui nous fait craindre à tout moment une extension du conflit, mais aussi le fait que nous sommes devenus la base arrière de l’Ukraine pour la fourniture d’un certain nombre d’équipements à commencer par les munitions. Il nous faut tout à la fois livrer ces munitions à l’Ukraine, mais également reconstituer nos propres stocks.

La LPM inclut également les programmes en cours qu’il faut continuer à financer. Le budget de la défense s’apparente quelque peu à un tanker dont on ne peut modifier rapidement la direction. On savait notamment depuis longtemps que cette LPM présenterait un montant de crédits importants visant à renouveler les instruments de la dissuasion nucléaire : sous-marin nucléaire lanceurs d’engins, missile hypersonique pour la composante aéroportée.

Pour autant, l’augmentation annoncée pourrait ne pas être si astronomique qu’il y paraît. En premier lieu, il est nécessaire de prendre en compte l’inflation qui est aujourd’hui de 6% par an. En imaginant qu’elle perdure à un tel taux pendant sept ans, il apparaît dès lors que l’augmentation du budget de la défense sera moins conséquente qu’annoncée. En second lieu, il faut prendre en compte des dépenses qui n’existaient pas autrefois ou qui vont très nettement augmenter. On peut en citer deux. Tout d’abord, il y a notre contribution à la facilité européenne de paix (FEP). Cet instrument mis en place par les 27 États membres de l’Union européenne devait servir initialement à financer des équipements de défense, souvent non létaux, pour les pays qui souffrent de déficit en matière de sécurité. On pense notamment aux pays africains. En France, nous sommes contributeurs à hauteur de 18% de la FEP, sachant que son montant initial était de 5 milliards d’euros sur sept ans. Mais la guerre en Ukraine a tout changé,  la FEP étant devenue l’instrument principal des pays de l’Union européenne pour financer leurs livraisons d’armes à l’Ukraine. En deux ans, ont déjà été épuisés les 5 milliards d’euros prévus pour la période 2021-2027. Il a d’ailleurs été décidé d’augmenter ce fonds de 2 milliards d’euros supplémentaires de manière à fournir des munitions à l’Ukraine. Ainsi, la France a déjà contribué à hauteur de 1,4 milliard d’euros dont 80% sont destinés à financer l’armement de l’Ukraine. Contrairement à ce que l’on peut entendre, notre soutien militaire à l’Ukraine est donc considérable. Enfin, au sommet de l’OTAN de Vilnius des 11 et 12 juillet prochains, sera sans doute prise la décision d’augmenter le budget commun de l’OTAN. À savoir qu’aujourd’hui, la France y contribue pour un peu plus de 10%, soit près de 300 millions d’euros par an.

Il n’y a donc aucune nouveauté dans la loi de programmation militaire ?

Au contraire, il y en a plusieurs. Il a été décidé de modifier la « direction du tanker », enseignement de la guerre en Ukraine oblige.

En premier lieu se pose la question des munitions. On entend aujourd’hui que la France n’était pas préparée à la guerre. Mais pourquoi se préparer à la guerre quand on est en paix ? Nos stocks de munitions étaient adaptés au rythme des opérations extérieures, à l’image de Barkhane au Sahel. Il ne s’agissait pas d’opérations militaires de haute intensité, même s’il ne faut pas en négliger la dangerosité pour nos soldats. Aujourd’hui, ce sont plusieurs milliers de munitions qui sont tirées chaque mois en Ukraine. Bien plus que nous n’en avons dans nos stocks. Il nous faut donc fournir l’Ukraine, à l’instar de tous les pays de l’Union européenne, ainsi que des États-Unis. Mais il nous faut aussi reconstituer nos stocks, et ce, à un niveau sensiblement supérieur à ce qui existait auparavant vu le contexte stratégique.

En second lieu, il faut considérer les enseignements d’ordre opérationnel de la guerre en Ukraine : l’importance des capacités de défense aérienne, l’importance de l’artillerie, on a vu, notamment, le rôle joué par le canon Caesar de Nexter et les drones. L’Ukraine est une guerre de drones qui se caractérise par une utilisation « kamikaze » de ceux-ci, que ce soit avec les drones turcs Bayraktar, les drones iraniens Shahed-136 ou les Switchblade américains. Il nous faut donc développer ce type de capacités dont les caractéristiques seront la rapidité de fabrication, la facilité d’emploi et le coût qui doit rester limité. C’est d’ailleurs une des autres conséquences de la guerre d’Ukraine, la demande faite aux industriels de développer dans certains cas des matériels plus rustiques.

La guerre en Ukraine nous conduit également à revoir l’organisation de l’industrie de défense : c’est l’économie de guerre dont a parlé le président de la République dès juillet 2022. Une partie de notre industrie, celle impliquée dans la fourniture d’équipements militaires en Ukraine, doit pouvoir produire plus et plus vite. Pour autant, cela ne va pas de soi. Il faut que toute la chaîne d’approvisionnement, jusqu’aux matières premières ou aux composants qui ne sont pas toujours militaires, soit redimensionnée. Il est également nécessaire d’avoir des personnels supplémentaires pour fabriquer ces matériels. Les industriels demandent de la visibilité sur les commandes. Ils craignent en effet de subir l’effet « fabrication de masques » que l’on a vu lors de la pandémie du Covid-19 : une  très forte commande puis plus rien derrière. Une des solutions consiste sans doute à mutualiser la demande à l’échelle européenne avec des commandes conjointes de plusieurs pays. Les États membres de l’Union européenne et la Commission européenne ont d’ailleurs lancé des initiatives sur le sujet. L’Europe de la défense est aussi en train de se construire en cette période de guerre.

Enfin, le cyber prend de plus en plus d’importance. La compétition mondiale se déroule aussi sur le terrain de l’influence qui est une nouvelle fonction ajoutée dans la revue stratégique nationale de défense et de sécurité de 2022.

Le nouveau porte-avions est-il l’annonce majeure de la loi de programmation militaire ?

Le porte-avions est évidemment une des annonces majeures de la loi de programmation militaire. La décision devait être prise rapidement. Si on observe le calendrier présenté par le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, le nouveau porte-avions n’entrera en service que peu avant 2040, soit peu de temps avant le retrait du service du Charles de Gaulle qui cumulera alors près de quarante ans de présence en mer. Nous ne posséderons donc deux porte-avions que sur une période très limitée.

Cette décision s’explique pour plusieurs raisons. Elle découle tout d’abord, d’un strict point de vue industriel, du fait que nous n’ayons pas construit de porte-avions depuis environ quarante ans, ce qui constitue un défi industriel et technologique. D’un point de vue opérationnel, le porte-avions est un outil de gesticulation qui peut être très utile notamment au début d’une crise : c’est un affichage de puissance. Le porte-avions joue également un rôle décisif dans le dispositif de dissuasion français, car il embarque des Rafale qui peuvent emporter la composante aérienne de la dissuasion, le missile nucléaire ASMP-A. On dispose ainsi d’une base mobile, ce qui nous dispense de dépendre de bases militaires déployées à l’étranger, toujours susceptibles d’être remises en cause sur le plan diplomatique. Reste qu’il faudra définir un concept d’emploi du porte-avions qui soit adapté à ce que sera la guerre en 2040. Ce n’est pas le moindre des défis et la versatilité est aussi un des défis que doit relever notre outil militaire pour ces grands programmes d’armement dont la durée de réalisation est très longue.
Sur la même thématique
Caraïbe : quels enjeux pour les opérations HADR ?