ANALYSES

La livraison de chars lourds à l’Ukraine : entre considérations d’ordre stratégique, opérationnel et politique

Tribune
19 janvier 2023


La problématique de la livraison d’armes à l’Ukraine n’est pas aussi simple qu’on peut l’imaginer, car se mêlent des préoccupations aussi bien d’ordre stratégique, opérationnel ou politique, ces dernières pouvant se situer au sein même du clan occidental que ce soit entre Américains et Européens qu’entre Européens eux-mêmes. Le débat sur la livraison de chars lourds, main battle tanks en anglais, en est une nouvelle fois la preuve.

La problématique stratégique se pose au regard de la Russie. On voit bien depuis le début du conflit que les Occidentaux font preuve de retenue dans leurs livraisons d’armes, l’objectif étant de démontrer notamment que l’OTAN en tant qu’organisation n’est pas partie au conflit et que les armées des pays occidentaux n’y participent pas. Les livraisons d’armes ont toujours eu pour objectif de permettre à l’Ukraine de se défendre, de ne pas perdre la guerre. Dans ce cadre, la distinction armes offensives/armes défensives n’a en réalité que peu de sens. Avec une arme, vous allez de toute manière détruire l’équipement militaire de l’adversaire et donc directement ou indirectement soutenir une action offensive. À l’inverse, une arme a priori offensive peut aussi être utilisée pour se protéger contre une offensive adverse pour conserver son terrain.

Depuis le début du conflit, on voit bien que les Occidentaux ont progressivement monté d’un cran dans leurs livraisons d’équipements avec les livraisons de systèmes d’artillerie HIMARS ou de défense anti-missiles Patriot par les Américains par exemple, sachant qu’in fine la véritable question est celle de l’utilisation de ces armes par les Ukrainiens. Ce que ne veulent pas les Occidentaux c’est que l’intégrité territoriale de la Russie soit remise en cause par l’utilisation qui est faite de leurs armes.

Au niveau des forces terrestres, un cran supplémentaire a été franchi début janvier avec l’annonce consécutive de la livraison d’AMX 10 RC par la France, de blindés Bradley par les États-Unis et de Marder par l’Allemagne, des véhicules de combat d’infanterie qui se distinguent des chars lourds de combat soit par des puissances de feu inférieures, soit par des capacités de protection inférieures.

Or, successivement, le président ukrainien Zelensky a demandé la livraison de chars lourds à son pays, puis la Pologne et la Finlande ont répondu positivement, ce qui suppose que l’Allemagne donne son accord, car les chars Léopard 2 en service dans ces deux armées sont de fabrication allemande. De plus, le Royaume-Uni a décidé de livrer 14 chars de combat Challenger 2 à l’Ukraine, son ministre de la Défense Ben Wallace appelant même les Allemands à livrer ou à accepter de livrer des chars Leopard 2 à l’Ukraine.

D’un strict point de vue stratégique, la livraison de chars de combat ferait franchir un nouveau pas en avant dans l’escalade du type de livraison d’armes. Les États-Unis ne sont peut-être pas prêts à franchir ce pas, le sous-secrétaire d’État à la Défense Colin Kahl ayant invoqué pour le moment la complexité de la maintenance sur le terrain du char Abrams pour s’opposer à des livraisons à l’Ukraine. Cette réticence peut aussi s’expliquer par le fait que les Américains, pour des raisons de politique intérieure, pourraient souhaiter que l’Europe s’affiche plus clairement militairement parlant dans son soutien à l’Ukraine et ne pas donner l’impression que ce soutien repose sur les seuls États-Unis.

Mais à côté de cette problématique stratégique, il y a également des problématiques opérationnelles et politiques.

D’un point de vue opérationnel, l’envoi de ces chars lourds se situerait dans le prolongement de l’envoi de véhicules blindés d’infanterie, et répondrait à la nécessité de disposer de moyens d’artillerie puissants et mobiles ce qui peut par ailleurs laisser supposer que le nombre de chars de combat ukrainiens disponible devient critique. Mais il faut alors que le nombre de chars livré à l’Ukraine soit significatif ce que ne permet pas les 14 chars Challenger 2 que le Royaume-Uni va livrer à l’Ukraine.

Et c’est à ce niveau que la dimension politique entre en jeu. Pour ce qui est des Britanniques les 14 chars envoyés à l’Ukraine joueront un rôle tout à fait symbolique vu le faible nombre de chars livrés. Mais elle s’inscrit parfaitement dans le cadre de la politique étrangère britannique post Brexit qui vise à montrer le Royaume-Uni comme le meilleur allié des pays d’Europe du Nord et d’Europe de l’Est. Mais la réalité opérationnelle est un peu moins brillante, et ce pour plusieurs raisons. Londres ne peut certainement pas envoyer plus de 14 chars : il n’en dispose que d’un peu plus de 200 dont un certain nombre sont en cours de modernisation, l’ancienne secrétaire à la Défense britannique Penny Mordaunt ayant qualifié elle-même ce char d’obsolète en 2019.

La France est un peu dans la même situation que les Britanniques avec le char Leclerc. Son parc de chars de combat est d’une dimension identique à celle des Britanniques avec des chars qui sont en cours de modernisation, donc avec un certain nombre qui ne sont pas disponibles. La France pourrait donc certainement livrer des chars Leclerc, mais la quantité serait tout aussi symbolique que celle des Britanniques de l’ordre de 10 à 12 chars : on peut donc s’interroger sur le véritable apport opérationnel tout au moins si cette décision est prise manière isolée. Or la France dans son aide militaire à l’Ukraine a pour le moment une politique qui se caractérise par une volonté d’efficacité, mais aussi de discrétion. On peut donc penser qu’elle se contente pour le moment de la livraison des uniques AMX 10 RC.

Reste le cas de l’Allemagne qui fait face à la double pression de son débat interne sur les exportations d’armement à l’Ukraine et de la pression de ses voisins européens d’Europe du Nord et d’Europe de l’Est qui souhaitent livrer leurs Leopard 2 à Kiev. Dans le cas de l’Allemagne, la dimension politique de la décision est d’autant plus cruciale que l’enjeu opérationnel n’est pas négligeable. Il y a 2700 chars Léopard 2 en service dans l’ensemble des pays européens Turquie compris. Le Royaume-Uni va livrer l’équivalent d’un peu plus de 5% de son parc de char de combat. Si l’Allemagne autorise la livraison de léopard 2 et si chaque pays européen détenteur de ce type de matériel accepte de livrer 5% de ses stocks, c’est environ 150 chars de combat qui seraient livrés à l’Ukraine. Le nombre deviendrait donc significatif sur le plan opérationnel, on ne serait plus dans la politique du symbole.

Ce sont donc toutes ces considérations qui entreront en jeu lors de la réunion du groupe de contact sur l’Ukraine qui doit se réunir à Ramstein le 20 janvier.

Pour ce qui est de l’Allemagne, il semble de plus en plus improbable qu’elle puisse s’opposer à la livraison des chars Leopard 2. Le coût politique serait trop important pour ce pays : c’est la question de l’influence de l’Allemagne en Europe sur les questions de défense qui se joue ici.

Est-ce que cela veut dire que des chars Leopard 2 seront livrés à l’Ukraine ? Pas nécessairement, cette décision ne sera prise que si la situation militaire sur le terrain est appelée à se dégrader pour l’Ukraine. L’enjeu n’est pas offensif, mais défensif et on peut penser que ce sont les États-Unis qui auront une voix prépondérante sur le sujet.

Si la décision devait finalement être prise, elle serait certainement présentée comme un prolongement des décisions prises pour livrer les véhicules blindés d’infanterie Marder Bradley et AMX 10 RC. La politique de retenue restera officiellement de mise ; on évitera de parler d’escalade militaire.
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