ANALYSES

Global Britain : Mythes et réalité

Presse
28 février 2021

C’est une bien mauvaise surprise qui guettait ce malheureux contingent de routiers à leur arrivée au port de Rotterdam, un triste lendemain de Brexit. A peine avaient-ils posé le pied dans le marché unique qu’ils durent se délester de la totalité de leurs rations de sandwich au jambon, à l’invitation sympathique mais sourcilleuse d’un bataillon de douaniers néerlandais. La surprise, convient-il aussitôt d’ajouter, est somme toute relative. Elle procède implacablement des 1449 pages de l’accord de libre-échange conclu entre Londres et Bruxelles fin 2020, dont les minuties n’avaient en rien échappé à la sagacité de l’administration portuaire.


Pour trivial qu’il soit, l’épisode est loin d’être anodin, et très loin d’être isolé. Ce sandwichgate incarne en puissance tout le défi qui attend désormais le Royaume-Uni dans sa course vers le large. La Cheshire Cheese Company, une respectable fromagerie britannique qui soutenait le Brexit, a dû se résoudre depuis janvier à adjoindre un certificat vétérinaire de £180 à chacun de ses colis continentaux. L’entreprise prévoit aujourd’hui de construire ses nouveaux entrepôts en France, plutôt que dans le Cheshire.


Pour tenter d’écouler sur le marché intérieur la pêche qu’il est désormais ruineux d’exporter vers l’Espagne, le crabe araignée et la cardine franche britannique ont été rebaptisés à la hâte. Les deux espèces, boudées d’ordinaire par l’autochtone, seront dorénavant vendues outre-Manche sous les noms plus heureux de crabe royal et de sole des Cornouailles. La fin prochaine du moratoire sur les formalités douanières ne contribuera pas davantage à épargner à Boris Johnson les récriminations d’un secteur qui fait face aux coûts supplémentaires qui s’appliquent invariablement à tout aliment frais.


Quelques maux de tête


Qu’importe pourtant, puisque le Premier ministre a fait le pari singulier de présenter le Brexit comme une question strictement politique, dans un pays où le commerce d’abord et la finance ensuite ont longtemps fait figure de premier aiguillon. Il y a pourtant bien quelque chose d’éminemment politique dans la nécessité qui s’imposera à partir du mois d’avril de déclarer tous les biens transitant entre la Grande Bretagne et Irlande du Nord. C’est acter une manière de séparation commerciale qu’« aucun Premier ministre anglais ne pourrait accepter », selon Theresa May elle-même.


C’est ainsi qu’il n’aura fallu qu’une courte polémique sur les exportations de vaccins pour mettre le feu aux poudres et ouvrir grande la boîte de Pandore nord-irlandaise, lors même qu’on pensait les contestations étouffées, avec un certain flair diplomatique, sous le double éteignoir des fêtes de fin d’année et de la lassitude politique qui a fini par gagner les deux côtés de la Manche.


Un sondage du quotidien conservateur le Sunday Times annonçait dans l’intervalle qu’une majorité nord-irlandaise appelait de ses vœux un référendum de réunification irlandaise d’ici cinq ans. En position de force, le parti nationaliste écossais se prépare quant à lui à faire campagne pour un nouveau référendum d’indépendance après les élections parlementaires du printemps. Plus surprenant, la question de l’indépendance galloise a commencé d’affleurer publiquement. De Global Britain à Little England, il n’y a guère en effet qu’un pas de trois.


Les relations transmanche ne sont pas en reste, et promettent à Downing Street des maux de tête qui s’étendront fort au-delà des récentes escarmouches sur les vaccins. La gestion des quelque 2300 dispositions juridiques annuelles que les institutions européennes produisent dépend désormais d’un mille-feuille de comités ad hoc responsables qui de l’accord de sortie, qui du protocole nord-irlandais, qui de l’accord de libre-échange du mois de décembre 2020 dont répondent dix neufs sous-comités.


Comme le rappelait Clément Beaune, le Royaume-Uni libre-échangiste est désormais soumis à davantage de règles à l’export que n’importe quel pays du monde.


Au gré de ses intérêts


C’est sans doute pourtant du point de vue stratégique que la notion de « Global Britain » suscite le plus de scepticisme. Pour temporiser, le gouvernement a d’ores et déjà annoncé une augmentation significative du budget de défense et des investissements consacrés à la cybersécurité et à l’intelligence artificielle. L’officialisation prochaine d’une stratégie extérieure rédigée sous la houlette de l’historien nord-irlandais John Bew vise à définir plus largement le rôle que le pays souhaite jouer sur la scène internationale.


Très attendue, elle tentera d’esquisser le portrait d’une puissance globale agile dans un monde dominé par l’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis. Les frictions récentes sur la question des Ouïgours et de Hongkong incarnent la volonté britannique de peser dans l’Indopacifique sans en rabattre sur les droits de l’homme.


Comme les États-Unis de Barack Obama, le Royaume-Uni réfléchit à son pivot contemporain vers le Pacifique. Comme ceux de Joseph Biden, Londres aspire à rejoindre l’accord de libre-échange transpacifique. Au gré de ses intérêts objectifs par ailleurs, le pays cherchera tantôt à s’allier avec l’« E3 » (France, Allemagne, Royaume-Uni), avec la communauté « Five Eyes » (l’alliance des services de renseignement américain, néo-zélandais, australien, canadien et britannique) ou avec le « D10 » (G7, Inde, Australie et Corée du Sud).


Rien que de très classique, en somme. « Little England » ou « Global Britain », le Royaume-Uni de Boris Johnson ressemble à s’y méprendre à celui de [l’ancien premier ministre] Lord Palmerston (1784-1865), pour qui il n’était « point d’allié éternel ou d’ennemi perpétuel de l’Angleterre. Il n’est d’éternel et de perpétuel que ses intérêts ».

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