ANALYSES

La Russie et le Covid-19

Tribune
22 février 2021


La gestion de l’épidémie de Covid-19 par Moscou semble avoir permis de limiter les contaminations et les décès, en comparaison avec les pays occidentaux, tout en assurant le maintien à flot de l’économie russe. Mais les chiffres des décès ont manifestement été sous-estimés par les autorités, le bilan global serait ainsi moins positif. Malgré cela, la Russie tire un bénéfice de la crise grâce à son vaccin Spoutnik V. D’abord regardé avec méfiance, il est aujourd’hui convoité par de nombreux pays. L’analyse de Jean de Gliniatsy, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des questions russes.

Le traitement sanitaire de la pandémie en Russie jugé satisfaisant malgré le nombre de décès

Les Russes avaient pris une petite longueur d’avance en fermant leur frontière avec la Chine dès janvier 2020. Le gouvernement russe a comme partout tergiversé au début de la crise, notamment dans les modes de confinements, les traitements d’urgence, la collecte et la diffusion des informations. La médecine militaire a été mobilisée (construction d’hôpitaux de campagne). Le gouvernement a déconcentré au maximum le traitement du Covid-19 pour adapter les mesures sanitaires aux situations locales. La priorité a été de maintenir autant que possible les activités économiques et l’on a pu, quasi sans interruption, aller au théâtre ou au restaurant à Moscou durant la pandémie. Le nombre de décès a été largement sous-estimé dans les statistiques officielles : pendant longtemps ont été imputés à des maladies « opportunistes » (pneumopathies…) les décès dus au Covid-19. Avec 81 926 décès enregistrés par l’office des statistiques russe (ROSSTAT) au 22 février (82 968 pour la France deux fois moins peuplée) et 4 millions d’infectés (3,5 millions pour la France)[1] la Russie semblait bien placée. Mais la baisse globale de la population russe en 2020 – la population totale de la Russie a diminué de 500 000 habitants contre seulement 100 000 en 2019 (Rosstat) – démontre le contraire. Malgré la chute de l’immigration et de la natalité, il est clair que les chiffres des décès dus au Covid-19 ont été largement sous-estimés par les statistiques officielles, ce qu’a reconnu la vice-première ministre chargée de la Santé, Tatiana Golikova, après que de nombreux scientifiques russes ou non russes ont eu exprimé leur scepticisme. Les chiffres de Rosstat, après correction, sont de 162 000 morts pour 2020 (troisième bilan le plus élevé après les États-Unis et le Brésil), sans doute encore inférieurs à la réalité. L’arrivée du vaccin Spoutnik V, le premier à être opérationnel dans le monde, n’a pas permis, sans doute faute de capacité de production, la généralisation rapide de la vaccination : au 22 février 2021 environ 2,2 millions de russes avaient été vaccinés, soit 1,52% de la population totale, moins de la moitié de l’Allemagne ou de la France [2]. Il reste que la population dans l’ensemble ne critique pas trop la gestion de la crise et s’enorgueillit de la percée mondiale du vaccin russe.

Des conséquences économiques contenues

Le gouvernement russe a donné la priorité au maintien de l’activité économique en limitant au maximum les mesures de confinement. Rosstat annonce début février une baisse du PIB limitée à environ 3%, chiffre corroboré par le FMI et la Banque Mondiale, inférieur à toutes les prévisions et largement inférieur à la moyenne européenne (- 7%). Beaucoup d’autres facteurs expliquent cette résistance de l’économie russe qui avait pourtant connu une récession de 7,8% lors de la crise de 2009. Tout d’abord, le poids limité des services dans l’économie russe (63% contre 74% dans la zone euro[3]) et en particulier du tourisme. Ensuite, le rôle contra-cyclique du secteur public ou parapublic qui occupe selon certaines estimations environ la moitié de la population active. Les immenses réserves (plus de 600 milliards de dollars si on inclut le Fonds pour le Bien-Être) et le faible endettement de la Russie (15% du PIB) ont joué aussi leur rôle en permettant d’injecter dans l’économie, sans trop accroître l’endettement, environ 5% du PIB (chiffre inférieur à la plupart des pays d’Europe si on y inclut les 750 milliards d’euros de l’Union européenne, non encore mis en place). Enfin, la place des hydrocarbures dans l’économie russe (environ 60% des exportations et 25% du PIB selon certaines estimations) et l’augmentation de la production agricole ont assuré, malgré la baisse des prix du baril enregistrée en 2020, la poursuite de l’activité économique. Aussi en dépit de la chute de la consommation des ménages (près de 9%) et de la hausse des prix des denrées alimentaires (7%)[4], le gouvernement peut se flatter d’avoir limité les dégâts et table sur une croissance d’environ 3,5% en 2021 et 2022, rattrapage cependant plus faible que dans le reste de l’Europe.

Le succès géopolitique du vaccin Spoutnik V

La Russie a mis à profit la mise au point du vaccin Spoutnik V pour pousser ses pions sur la scène internationale. La publication le 2 février par la revue scientifique « The Lancet » des résultats positifs de son étude du vaccin russe (efficacité à 91%, prix modique, conservation facile, bonne tolérance…) a largement levé la méfiance suscitée par le caractère jugé prématuré de l’annonce politique faite par le président Poutine dès août 2020, avant les tests de phase III. Moscou a donc engagé une politique de promotion internationale de son produit. Le Spoutnik V a été homologué dans une trentaine de pays à la mi-février 2021 (plus de cinquante sont attendus), bien au-delà de la clientèle traditionnelle de la Russie notamment en Amérique du Sud – le président argentin s’est fait vacciner au Spoutnik V -, en Europe (Hongrie…) ou en Asie (Corée du Sud). Moscou a aussi entamé une procédure d’homologation auprès de l’Agence européenne du Médicament. Les autorités françaises, allemandes, espagnoles, se sont déclarées prêtes à l’introduire dans leurs pays respectifs, si le besoin s’en faisait sentir. Face à l’insuffisance des capacités en Russie même, la Russie a passé des accords de production avec une dizaine de pays (Chine, Corée du Sud, Inde, Iran, Brésil…) avec l’objectif de vacciner un dixième de la population mondiale. La production d’un Spoutnik « Light » pour les pays en développement a été annoncée en janvier de même que la commercialisation d’un nouveau vaccin (Epivak Corona). La presse russe a fait état d’un revenu attendu de 24 milliards de dollars, pratiquement équivalent aux exportations de blé en 2020. Certains pays occidentaux s’inquiètent de cette poussée de la « soft power » russe. Mais dans la redistribution des cartes issue de la crise du Covid-19, il est clair que la Russie a tiré son épingle du jeu et est réapparue, après une longue éclipse, comme une grande puissance en matière de vaccins et de médicaments.

[1] Chiffres du Site Politologue COVID

[2] Site « Our world in data » Coronavirus pandemic

[3] Alexandre Milicourtois (Xerfi -9/2/21)

[4] Chiffres de l’Observatoire Franco-Russe, Centre d’Analyse de la Chambre de Commerce et d’Industrie Franco-Russe.

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Cet article est publié dans le cadre de l’Observatoire (Dés)information & Géopolitique au temps du Covid-19 de l’IRIS.
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