ANALYSES

Diplomatie féministe, mode d’emploi

Presse
26 octobre 2020
Le féminisme est un projet de transformation radicale de la société qui peut aussi prendre le chemin de la réforme en visant à octroyer, pas à pas, davantage de droits et de ressources aux femmes par des lois et des politiques publiques nationales. Pour que soit reconnu un statut égal des femmes et des hommes, la déconstruction des stéréotypes, des préjugés, des discriminations, des inégalités et des violences genrés est également devenue, depuis plusieurs années, un enjeu très important de politique étrangère.

La mise en place d’une « diplomatie féministe », dans certains pays occidentaux et au niveau des grandes organisations internationales, en est une déclinaison. Elle répond à la fois à un impératif éthique, à des objectifs d’efficience dans le règlement des conflits et des guerres, et à des buts de progrès économique et social élargi. Les mouvements féministes transnationaux, comme le feminist peace activism, ont joué un rôle dans cette évolution, avec notamment la quatrième UN World Conference on Women à Pékin en 1995, ou encore l’adoption de la UN Security Council Resolution (UNSCR) 1325 en 2000.

L’apport de la recherche universitaire en women peace studies ou en feminist peace research – qui font émerger des réflexions sur les implications genrées de la guerre, de la paix et de la politique étrangère et de la diplomatie – a également été essentiel. Des organisations comme la WILPF (Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté), qui se situent au point de rencontre de la recherche et du militantisme, œuvrent de leur côté pour que le rôle des femmes soit systématiquement pris en compte dans les processus de prévention des conflits.

Mieux cibler et promouvoir les femmes dans la diplomatie

Une diplomatie féministe vise à axer une partie de la politique étrangère des pays sur les droits des femmes, de toujours tenir compte des effets sur les jeunes filles et les femmes de chacun des choix géopolitiques (agenda), et de soutenir l’accès des femmes à des postes à responsabilité, notamment dans les postes diplomatiques, si possible décisionnels (gouvernance).

Un meilleur ciblage des populations vulnérables, qui sont souvent les filles et les femmes, dans l’aide au développement et dans l’accès à l’emploi, à l’éducation, à la santé, à la culture, au sport, s’accompagne d’un partage plus équitable des positions de pouvoir entre les femmes et les hommes. Alors que la crise du Covid-19 a accru ces inégalités, les organisations internationales comme les Nations unies rappellent régulièrement qu’aucun continent ne peut prétendre au développement de manière durable si les femmes restent au second plan.

De manière plus globale, une diplomatie féministe peut aussi faire sien l’objectif d’analyser et de prendre en compte la dimension genrée des sujets de son agenda. C’est pourquoi, de plus en plus, quoique encore timidement, s’y ajoutent des revendications de justice sociale pour toutes et tous, de lutte contre les inégalités globales d’accès aux ressources, de combat contre toutes les formes de violences, de protection de l’environnement, de lutte contre la corruption ou encore de défense de la démocratie. Une entrée, par le genre, de la géopolitique alimente ainsi sa visée universelle.

Une diplomatie féministe… surtout au Nord

La diplomatie féministe n’est pas définie une fois pour toutes, même lorsque certains pays ou organisations qui la mettent en place nomment eux-mêmes ainsi leur politique étrangère. La recherche en sciences politiques, surtout anglophone pour l’heure, s’est efforcée d’analyser les premières expériences de diplomatie féministe.

Ce sont les États dits du Global North, ainsi que l’Union européenne ou l’OTAN, qui sont davantage prédisposés à mettre en place cette perspective féministe dans leur diplomatie que ceux du Global South, même si l’Union africaine s’en est emparée.

L’Agence française de développement envisage les questions de genre comme transversales à toutes ses politiques de développement et mise sur l’évaluation et le suivi des initiatives qu’elle soutient. Quant à l’ONU, elle a, par exemple, adopté un agenda Women, Peace and Security (WPS) dont se sont inspirés plusieurs de ses membres.

La Suède et le Canada aux avant-postes de la diplomatie féministe

La Suède a été le premier pays à adopter une politique étrangère explicitement féministe en 2015 et a cherché, depuis, à insérer de nouvelles préoccupations féministes à son action, en s’engageant sur les principes éthiques d’inclusion et de sécurité, de cosmopolitisme et de genre, dans ses choix diplomatiques.

Autre cas emblématique : le Canada a lui aussi intégré des initiatives féministes dans ses sujets de politique étrangère, notamment dans les domaines de la sécurité, du commerce et du développement. En 2017, il a défini sa politique comme une « Feminist International Assistance Policy », en s’attardant par exemple sur un objectif constant de parité dans les organes de décision, sur l’empowerment des filles et des femmes et la promotion de l’égalité de genre (autrement dit le cinquième Objectif de développement durable de l’Agenda 2030 des Nations unies), et sur le ciblage des femmes en tant que populations davantage vulnérables à la pauvreté et au dérèglement climatique.

Le Canada encourage aussi la participation des femmes dans des processus de paix pour rendre ceux-ci « plus inclusifs et plus effectifs ». Enfin, le pays a poussé à la création d’un conseil pour l’égalité de genre au G7 en 2018 pour promouvoir notamment la parité des commissions et comités. À la tête du G7 en 2019, la France a également mis en avant une diplomatie féministe mais dont les contours sont restés, pour l’heure, relativement flous.

En termes d’impacts, se pose néanmoins la question des rôles véritables attribués aux femmes dans ces processus de gouvernance. La recherche a montré que, depuis vingt ans, la visibilité et la présence de ces dernières dans la diplomatie de haut niveau et la défense se sont certes accrues, mais que la grande majorité des postes décisionnels sont encore occupés par les hommes, surtout au sommet de la hiérarchie.

Renforcer la cohérence entre politiques extérieure et intérieure

En outre, plus que l’exhaustivité (on ne peut agir que par étapes), il faut interroger la cohérence de telles politiques. D’une part, en effet, une politique étrangère féministe perd de son sens si, dans la politique intérieure des pays qui la mettent en place, les lois ou les mesures en faveur de la lutte contre les discriminations et violences faites aux femmes ne bénéficient pas d’un programme d’ampleur, ou si, à l’international, certaines mesures en faveur des droits des femmes masquent l’abandon d’autres.

Au Canada, le gouvernement de Justin Trudeau a mis en place la parité et fait voter un budget qui tient compte des enjeux d’égalité femme-hommes. Mais Ottawa a pu être critiqué pour la non-protection des femmes autochtones contre les discriminations et les violences en raison de leur genre et de leur origine.

De son côté, la Suède se présente souvent comme un pays égalitaire et l’un des plus paritaires en Europe en nombre de femmes parlementaires. Néanmoins, elle a, par des politiques d’immigration, pénalisé les femmes migrantes, avec la restriction du regroupement familial, par exemple.

Enfin, en 2015, alors que sa Première ministre, Margot Wallström, avait dénoncé le régime répressif d’Arabie saoudite, le pays a été beaucoup critiqué pour ses ventes d’armes à Riyad. Il a affirmé, depuis, avoir mis un terme à un tel commerce.

L’apport décisif de la recherche académique

D’autre part, comme certains travaux de recherche l’ont mis en évidence, les pays du Nord qui ont opté pour une diplomatie féministe n’ont pas toujours évité l’écueil de l’approche néocoloniale, qu’il s’agisse de politiques de développement top-down ou de contradictions dans ces politiques, et cela malgré les mises en garde des mouvements féministes transnationaux contre le risque que la diplomatie féministe ne reprenne les mêmes codes que la diplomatique traditionnelle.

Il persiste, de fait, certains points aveugles. C’est pourquoi la dimension intersectionnelle est essentielle pour croiser les enjeux de genre, de classe et de race (et d’autres), et pour promouvoir une approche genrée de tous les sujets de l’agenda international, en tenant compte, en particulier, des besoins et des attentes des populations et des gouvernements sur le plan diplomatique, afin d’éviter l’ingérence.

L’apport de la recherche académique et participative via des protocoles scientifiques faisant appel aux acteurs et actrices de terrain, aux citoyen·ne·s, aux associations, est indispensable. Elle permet d’appréhender le réel dans sa transversalité, en priorisant la dignité humaine, l’égalité et l’inclusion, tout en évitant le piège du relativisme culturel. C’est le seul moyen de résoudre la tension entre idéalisme et pragmatisme.

Pour une diplomatie « consciente du genre »

Peuvent enfin perdurer des visions essentialistes selon lesquelles, en particulier, les femmes sont plus pacifistes et les hommes sont plus violents, et que les femmes en sont les principales victimes dans le monde. Or beaucoup d’hommes sont exploités économiquement et violentés, y compris sur des bases genrées, comme dans certaines situations de guerre. C’est la raison pour laquelle il est important de prendre en compte les questions de masculinités tout autant que de féminités dans une diplomatie qui pourrait prendre le nom de « diplomatie consciente du genre », et d’impliquer les hommes.

La diplomatie féministe est, cependant, un intéressant laboratoire social du changement : nouveaux paradigmes pour les politiques publiques – approches, méthodes, agendas – qui rompent avec les hiérarchies genrées dans la politique internationale, promotion d’une croissance inclusive et durable pour toutes et tous, implication des populations et corps intermédiaires. Le féminisme démontre, ici encore, sa puissante capacité transformatrice des rapports sociaux.
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