ANALYSES

Entre souveraineté européenne et patriotisme britannique, où va le Brexit ?

Interview
8 juin 2020
Le point de vue de Olivier de France


 


Le Brexit est passé au second plan en raison de la crise sanitaire mondiale. Alors qu’un nouveau sommet se profile afin de surmonter les divergences persistantes, qu’en résultera-t-il pour le Brexit ? Entretien avec Olivier de France, directeur de recherche à l’IRIS.

On avait un peu oublié le Brexit : où en sont les négociations ?

Une réunion a eu lieu vendredi entre Michel Barnier et son homologue britannique David Frost, qui a acté l’absence d’avancée des discussions au niveau technique. Ils commencent tout doucement à ressembler à Vladimir et Estragon dans la pièce de Beckett, qui attendent autour de leur arbre rabougri que se produise enfin un Brexit qui ne vient pas. Mais c’est la version moderne d’En Attendant Godot, en pire, dans laquelle ils ne se parleraient plus que par écrans interposés du fait de l’épidémie de Covid-19.

Il va falloir de nouveau que la situation se décante au niveau politique. Un sommet entre Ursula Von der Leyen et Boris Johnson se profile donc à la fin du mois afin de tenter de trouver un compromis. L’Union européenne étant tournée vers la gestion du « monde d’après » et de la récession à venir, je doute que les dirigeants européens goûtent cet énième sommet consacré à un sujet qui leur empoisonne la vie depuis cinq ans.

Nous n’éviterons pas, comme de juste, une théâtralisation des discussions comme c’est le cas depuis le départ à chaque échéance qui s’approche pour les deux parties. Les négociations techniques sont bloquées, et les accords politiques arriveront à la dernière minute. Le danger principal à ce stade survient quand les parties ne parviennent plus à distinguer dans le jeu d’acteur de l’autre ce qui participe de la posture, et ce qui constitue la réalité du rapport de force.

Quelle est la nature de ce rapport de forces ?

Il y a une dimension économique et une dimension politique. Du point de vue économique, le Brexit va provoquer des dégâts sur le continent comme outre-Manche. L’enjeu prend naturellement encore plus d’importance avec la récession qui vient. Chaque partie va devoir jauger les préjudices économiques au regard de ses priorités politiques : le « take back control » britannique s’oppose à l’actuel élan d’intégration européenne sur le continent.

Les Britanniques ont toujours pensé, et semblent parfois penser encore, pouvoir enfoncer un coin entre les priorités politiques européennes de long terme et les intérêts économiques à court terme des capitales. Mais ces divergences ne se sont jamais vraiment matérialisées. L’Allemagne a donné au contraire la priorité à la dimension politique du projet européen. Cette dynamique connaît une évolution encore plus nette avec l’initiative franco-allemande de mai 2020 et le plan de relance de la Commission européenne. C’est l’importance de cette dimension politique qui a échappé depuis le début au Royaume-Uni, car c’est l’aspect de la construction européenne que les Britanniques comprennent le moins (et qui les intéresse le moins).

Les Européens sont bien aujourd’hui dans une logique d’intégration plus poussée du marché unique, et vont utiliser pour ce faire le budget européen, c’est-à-dire le nerf de la guerre. La relance se fait sous l’égide de nouvelles équipes à Bruxelles et d’une stratégie somme toute plutôt claire et relativement assumée de « souveraineté » européenne, avec un rapatriement des compétences et des filières dans le marché unique – notamment les chaînes de valeur stratégiques, sanitaires, technologiques, industrielles ou agricoles.

Côté britannique, Boris Johnson dispose d’un soutien structurel sur le Brexit qui reste fort, même si son capital politique a été un peu entamé par sa gestion de la crise du Covid-19 et par les polémiques autour de son conseiller principal et architecte de la campagne du Brexit, Dominic Cummings.

Il va être compliqué désormais pour lui de trouver la bonne équation entre priorités économiques et politiques. Deux écoles existent outre-Manche. L’une veut mettre en œuvre la sortie du pays de l’UE le plus rapidement possible, ce qui pourrait permettre de noyer les dégâts du Brexit dans ceux dus à la crise de coronavirus. Cela éviterait aussi – mais seulement en partie – au Royaume-Uni d’abonder l’effort de relance européen.

La seconde école craint à l’inverse la double peine. Alors que les entreprises ont déjà subi une récession et les conséquences du Covid-19, le Brexit sans accord reviendrait à leur mettre la tête sous l’eau une seconde fois, en leur créant des barrières avec le marché unique.

Quelles sont donc les perspectives ?

Tout dépend principalement d’une chose : l’acceptabilité politique des dégâts économiques occasionnés. Donc, in fine de l’arbitrage qu’arrêtera chaque partie entre priorités économiques et priorités politiques.

Boris Johnson dispose-t-il d’un mandat politique suffisamment fort pour occasionner des dommages économiques supplémentaires à son pays après la crise du Covid-19, ou tout au moins pour tenter de noyer les premiers sous les seconds ? That is the question.

De son côté, l’UE va également devoir arbitrer entre la nécessité politique de construire une autonomie stratégique et, de l’autre, les impératifs économiques consistant à ne pas élever trop de barrières économiques avec le Royaume-Uni en période de crise.

S’il y a donc des priorités politiques et économiques de chaque côté, elles restent à mettre au regard de l’asymétrie flagrante qui se dégage au niveau commercial. Le mandat politique de Michel Barnier est adossé au marché unique, donc les dégâts seront davantage visibles du côté britannique.

Propos recueillis par Agathe Lacour-Veyranne
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