ANALYSES

Déconfinement en Italie : le conflit Rome-régions ?

Tribune
29 avril 2020
par Fabien Gibault, professeur à l'Université de Tours et de Turin


Le 4 mai, la péninsule italienne commencera sa phase de réouverture de certains magasins et une première autorisation de mouvement pour les habitants. Mais les préconisations du président du Conseil Giuseppe Conte pourraient ne pas être suivies par toutes les zones italiennes. Certains présidents de région ont déjà déclaré qu’ils n’appliqueront pas de mesures trop libertaires et changeront les lois au niveau local, tandis que d’autres consentent déjà à certains secteurs économiques de reprendre leurs activités, malgré les interdictions nationales en vigueur. Une guerre des lois plane donc entre Rome et les 20 chefs-lieux.

L’Italie, une notion (encore) abstraite

L’Italie est un pays jeune qui a fêté les 150 ans de son unité en 2011. Une commémoration pour rappeler que cette nation est faite de nombreuses régions, avec des histoires et des parcours bien différents, aujourd’hui sous le même drapeau. C’est un point central pour comprendre la dynamique sociale et politique de ce pays : la double identité des Italiens, à la fois nationale et régionale, a encore aujourd’hui un impact sur les perceptions géographiques et des pouvoirs sur la péninsule. « L’Italie est faite, il faut maintenant faire les Italiens », disait le politique Massimo d’Azeglio, au lendemain de l’unité en 1861. À partir de cette date, la construction de l’Italie commence.

Les politiques des gouvernements suivant le Risorgimento (l’unité italienne) n’aident pas toujours à la propagation d’un sentiment national unique. Les dirigeants et industriels de la fin du XIXe siècle regardent vers le Nord de l’Europe afin de lier avec les principaux partenaires commerciaux (la France et l’Allemagne), excluant le Sud du pays de ce développement, et ne prenant que peu en compte la position méditerranéenne de l’État. C’est le début de la fracture économique entre l’Italie septentrionale et méridionale. Cette rivalité naissante entre les deux Italie affaiblit la cohésion nationale embryonnaire, et les accords économiques et politiques de l’unité d’Italie sont vite oubliés[1].

La politique d’identité nationale n’arrive réellement que durant la période fasciste, avec pour objectif d’uniformiser le territoire par la force et de donner à chaque partie du pays une importance différente : un Nord industriel et un Sud devenant le point de départ de l’Italie coloniale. Mais cette nouvelle donne ne change que peu la situation : les politiques du Nord et du Sud n’ont que peu de rapports, et la synergie sur le territoire n’a pas vraiment lieu. De plus, l’autoritarisme de la dictature fasciste n’a pas un consensus aussi large qu’espéré, de nombreux Italiens trouvant les lois du régime totalitaire bien trop rigides et sans respect des aspérités locales. Mussolini lui-même admet son échec et reprend une phrase de l’ancien président du conseil Giovanni Giolitti : « Gouverner les Italiens n’est pas difficile, mais inutile ».[2]

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le traumatisme du fascisme influe sur l’écriture de la Constitution italienne de 1947. Afin d’éviter toute autre dictature et un pouvoir unique et central, les régions voient leur pouvoir augmenter. Ainsi, selon la Constitution, un coup d’État à Rome ne permettrait pas de prendre les rênes du pays, grâce à l’opposition des pouvoirs régionaux. Une sécurité de plus contre le totalitarisme, mais qui affaiblit encore l’autorité du président du Conseil et de la République.

L’après-guerre se déroule donc dans ce contexte. Les différences économiques s’accentuent encore entre le Nord et le Sud du pays, ce qui renforce encore les mentalités régionales, chacun accusant l’autre des maux de la nation et se convainquant de pouvoir s’en sortir mieux seul. La Lega Nord grandit et demande la sécession du Nord du pays, alors qu’en interne à l’Italie septentrionale, la Vénétie souhaite être autonome. Des mouvements indépendantistes naissent, notamment en Sardaigne. L’unité de l’Italie est mise à rude épreuve durant les années 1980 et 1990, mais les présidents de la République ne cèdent pas et l’Italie reste unie.

Le régionalisme

Cette mentalité d’opposition régionale est donc toujours d’actualité. Elle est en partie justifiée par le fait que les modes de vie et les situations économiques et politiques sont très variables ; l’Italie reste un pays frontalier avec l’Autriche et la Suisse d’un côté, et à 80 kilomètres de la Tunisie de l’autre. Une vision plus internationale du pays et la crise migratoire a fait évoluer les courants séparatistes ou indépendantistes vers un nationalisme anti-migrants et, dans une moindre mesure, anti-Europe. L’échelle identitaire italienne a donc évolué et les oppositions régionales relèvent plus de rivalités plutôt que d’un réel risque pour l’unité de l’Italie. Le symbole de ce changement est, bien entendu, la Ligue, qui a perdu son appellation “du Nord” pour devenir plus nationale.

Mais le pouvoir des régions reste lui extrêmement fort du point de vue de la gestion. Il revient à chaque région italienne d’administrer son système sanitaire par exemple. Un choix politique fortement décrié par certains économistes[3] pour son manque d’efficacité : chaque région commande son matériel personnellement alors qu’un prix de gros pour toute la nation pourrait être négocié. Ce système régional de la santé a été aussi critiqué pour son manque de transparence en ce qui concerne les appels d’offres : certains achats – le plus connu est celui des seringues – peuvent varier du simple au double d’une région à l’autre. Un nombre important de scandales ont fait évoluer la situation qui semble à présent s’améliorer depuis 2017, où certaines acquisitions sont désormais faites au niveau national.

Coronavirus et pouvoirs régionaux : la vraie opposition à Giuseppe Conte

Giuseppe Conte a déclaré vouloir lancer un programme national pour le lancement de la phase 2 et le début d’un déconfinement. Pour cela, il devra donc prendre en compte les attentes des présidents de région, sous peine de voir son autorité remise en cause. Mais la tâche semble ardue : entre un Nord qui souhaite reprendre le travail, mais qui reste le principal foyer de l’épidémie, et un Sud qui craint que le coronavirus le touche alors que l’Italie méridionale a su se préserver, il sera difficile de satisfaire tous les acteurs politiques et économiques du pays. Pour l’instant, les déplacements d’une région à l’autre ne seront pas autorisés, ce qui limitera les risques de contamination, mais qui limitera également la reprise totale du travail, les travailleurs du Sud ne pouvant pas reprendre leur poste au Nord pour l’instant.

Cette limitation de déplacement devient aussi l’arme idéale des présidents de région, dont les ordonnances locales vont parfois totalement dans le sens inverse de ce qui est demandé par le pouvoir central : Giuseppe Conte annonce dimanche 26 avril une fin de confinement lente, avec beaucoup de précautions, alors que le lendemain le président de la région Ligurie Giovanni Toti autorise les promenades et la pêche. D’un extrême à un autre, le président de la région Campanie Vincenzo de Luca déclarait que « si certaines régions rouvraient » trop vite, il bloquerait “les frontières” de la sienne.

Un été et une rentrée politique à affronter

Le déconfinement soulève aussi plusieurs interrogations en Italie, notamment sur le comportement de l’Union européenne (UE) pour la double crise que pourrait affronter le pays durant l’été. Les beaux jours annoncent aussi bien souvent le retour des embarcations de migrants sur les côtes. La gestion d’une crise migratoire et d’une crise sanitaire serait vraiment complexe et pourrait porter à des tensions interrégionales ainsi qu’avec l’Europe en cas de manque de solidarité de la part des autres régions italiennes et des pays de l’UE.

Cette crise ouvre donc un nouveau sujet de réflexion pour l’Italie autour de la hiérarchie politique de son territoire. Durant cette crise sanitaire, de nombreux acteurs ont pu décider et agir, laissant parfois un doute quant à la possible mise en place d’un plan national en temps de crise. Ce système de double prise de décision a l’avantage de pouvoir mieux gérer et adapter les mesures aux aspérités et caractéristiques d’une région précise, mais elle a montré les limites du pouvoir central, incapable de mettre toutes les régions à l’unisson. Une certaine confusion s’est aussi créée, parfois, dans la tête des Italiens, ne sachant plus quelle loi respecter, ce qui n’a pas facilité l’application des mesures prises.

La mise en évidence de cette opposition nationale/régionale peut aussi avoir un impact d’un point de vue électoral. Une partie des Italiens pourrait très bien décider de voter pour le retour d’un État central plus fort, en s’orientant vers un candidat populiste afin de redonner à Rome une importance stratégique. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si actuellement la femme politique symbole de cette idée, Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia, droite), monte dans les sondages et pourrait – si elle continue à ce rythme – prendre la place de Matteo Salvini comme leader de l’opposition.

Une autre possibilité serait que les Italiens délaissent définitivement les élections nationales, le rôle du président du Conseil étant de plus en plus perçu comme similaire à celui du président de la République italienne, à savoir un garant des lois fondamentales, alors que les élections régionales deviendraient le vrai levier d’action, même au niveau des relations internationales. Un premier exemple en ce sens est arrivé : la région de la Sicile a signé un important accord pour la valorisation des biens culturels avec le Monténégro, sans passer par Rome.

La crise du coronavirus est peut-être une opportunité à saisir pour l’Italie, afin de pouvoir mieux dessiner le rôle de chacun sur le territoire et d’éviter de nouvelles confusions. Des choix difficiles et complexes, car souvent antinomiques historiquement et politiquement. Par exemple, le statut de la région de la Sicile fut ratifié avant la Constitution italienne[4]. Dans ce débat national et régional, chacun sera légitime.

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[1] Le développement des infrastructures promis au Sud ne sera jamais réalisé par exemple. Sur ce sujet, les oeuvres de Gaetano Salvemini sont édifiantes.

[2] Giovanni Giolitti l’aurait prononcé en 1892, Benito Mussolini en 1921.

[3] Cottarelli C. (2015), La lista della spesa, Milano: Feltrinelli

[4] Le statut de la région autonome de Sicile fut ratifié par le roi Umberto II en 1946, deux ans avant la constitution italienne.
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