ANALYSES

Covid-19 : les systèmes carcéraux du monde à l’épreuve de la pandémie

Tribune
15 avril 2020
Par Nordine Drici, Directeur du cabinet d’expertise et de conseil ND Consultance


Parmi les préoccupations majeures que pose l’expansion de la pandémie du Coronavirus dans le monde se trouve celle du sort réservé aux personnes privées de liberté. Une potentielle bombe à retardement, puisque la population carcérale mondiale s’élève en 2020 à près de 11 millions de personnes détenues, soit l’équivalent de la population de la Grèce, de la Bolivie, du Soudan du Sud ou de la Jordanie.

Les populations carcérales sont particulièrement exposées aux maladies infectieuses, et le risque de transmission reste très élevé. Dans beaucoup de contextes nationaux, la « gouvernance carcérale » en matière de santé reste des plus fragiles et son éventuel manque de résilience face à des crises épidémiques d’ampleur inquiète.

Chronologie d’une prise de conscience graduelle, mais tardive de la pandémie

 Face à l’évaluation de la pandémie du Coronavirus, les réactions et prises de position concernant la situation des personnes privées de liberté se sont succédées sur le plan international, quoique tardivement. Le 25 mars 2020, la Haute Commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme, Mme Michelle Bachelet, a exhorté les gouvernements à prendre des mesures d’urgence afin de protéger la santé et la sécurité des personnes privées de liberté dans le cadre des efforts globaux visant à contenir la pandémie. Elle a en outre insisté sur le fait que le COVID-19 « a commencé à frapper les prisons, les maisons d’arrêt et les centres de détention d’immigrants, ainsi que les centres de soins résidentiels et les hôpitaux psychiatriques, et risque de causer des ravages auprès des populations extrêmement vulnérables au sein de ces institutions ».  Le 7 avril 2020, c’est au tour du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) de réagir par la publication d’un communiqué de presse appelant les autorités à agir de toute urgence pour éviter le pire dans les prisons et protéger l’ensemble des populations[1]. Pour rappel, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) avait annoncé l’existence d’une nouvelle forme de Coronavirus en Chine dès le 12 janvier 2020, et avait déclenché l’urgence de santé publique à portée internationale le 31 janvier 2020, une mesure exceptionnelle qui n’a été décrétée qu’à cinq reprises depuis la création de l’OMS en 1948.

COVID-19 : une réponse quasi-uniforme, mais ambivalente des États dans le champ pénitentiaire

Du fait de la faible préparation des autorités nationales face à l’ampleur d’une catastrophe annoncée, les autorités pénitentiaires prennent deux types de mesures, parfois concomitantes :

– d’une part, l’isolement renforcé des détenus, avec la restriction voire l’interdiction de se rendre en cour de promenade, l’interruption des visites de familles ou des parloirs, à l’instar de l’Égypte ; ces mesures sont d’autant plus mal vécues qu’elles interviennent dans une période de fêtes religieuses (Pâques, Pessah, Ramadan), qui sont autant de moments jeûnes, d’introspection spirituelle et de resocialisation.

– d’autre part, des libérations, conditionnelles ou définitives, aux fins de désengorger les établissements pénitentiaires, dont beaucoup se trouvent dans une situation de surpopulation chronique. À titre d’exemple, les autorités pénitentiaires bangladaises, qui sont responsables de 85 000 détenus répartis dans 68 établissements pénitentiaires pour une capacité carcérale totale de 41 000 détenus, ont pris la décision, à la fin du mois de mars 2020, de libérer 3 000 détenus. L’Iran a décidé de libérer 85 000 détenus le 17 mars 2020 en raison du COVID-19 (le chercheur français Roland Marchal a notamment été libéré après 9 mois de détention). Le 5 avril, le Maroc a procédé à plus de 5 600 libérations de détenus pour la même raison. Ces mesures restrictives et ces libérations n’ont pas empêché le virus de faire son entrée dans les établissements pénitentiaires, avec des victimes dans les prisons chinoises et iranienne dans un premier temps. Le 2 avril, un détenu a succombé du Coronavirus à la Maison d’arrêt de Douai en France. Le 8 avril, les autorités britanniques ont révélé que 10 détenus avaient succombé après avoir contracté le virus.

Quelles leçons tirer sur la « gouvernance pénitentiaire » des États en matière de santé ?

La crise pandémique du COVID-19 permet de mettre en exergue un certain nombre de déficiences concernant les systèmes de santé des établissements pénitentiaires. Très souvent surpeuplées, les prisons sont en général très mal dotées financièrement : les établissements pénitentiaires restent souvent les « parents pauvres » sur le plan des financements des politiques publiques. À titre d’exemple, les autorités mauritaniennes détenaient en 2017 environ 2 000 personnes, pour un budget équivalent à un peu moins d’un million d’euros par an, avec une allocation journalière par détenu par jour de 30 centimes d’euros pour la santé et de 50 centimes par jour pour l’hygiène. Un budget dérisoire, auxquels s’ajoutent, à l’instar de nombre de prisons en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, la pénurie de médicaments et d’équipements de base, une pharmacie pénitentiaire réduite à la portion congrue, un véhicule de transfert médical en mal de maintenance, ou le manque de personnel médical. Comment soigner effectivement 85 000 détenus au Bangladesh avec 10 médecins, soit près de 1 pour 10 000 détenus ?

Au-delà de la question de ces déficiences, beaucoup d’établissements pénitentiaires, pour pouvoir remplir la mission médicale qui leur incombe, doivent profondément changer leurs procédures opérationnelles standards pour travailler davantage sur la dimension systémique de la santé carcérale. Cela passe par la mise en place systématique des examens médicaux lors de l’entrée en prison, conformément à la Règle 30 des Règles Nelson Mandela des Nations unies (2015)[2], afin de détecter en amont les maladies contagieuses. Un travail sur la gestion des stocks de la pharmacie pénitentiaire pour prévenir au maximum les crises sanitaires doit également avoir lieu. A plus grande échelle, il s’agit d’insérer les établissements pénitentiaires dans les politiques publiques de santé, à travers une « gouvernance pénitentiaire » inclusive avec la mise en œuvre d’une coordination interministérielle, la santé carcérale n’étant pas –même si elle est vue comme telle par bon nombre d’États- l’apanage unique du ministère de tutelle (ministère de l’Intérieur ou de la Justice selon les pays. Enfin, un réseau de personnel de santé plus robuste numériquement doit être développé et doit être directement rémunéré par les États –conformément à l’Objectif de développement durable 3 « Bonne santé et bien-être »[3] – et non par les organisations non gouvernementales qui jouent trop souvent le rôle de sous-traitants de la réponse médicale et sanitaire dans de nombreux pays.

Seuls ces types de mesures pourront permettre une réponse coordonnée, résiliente et efficace des administrations pénitentiaires face au péril médical qui touchent autant les personnes privées de liberté que les agents pénitentiaires. Un travail de longue haleine qui, dans de nombreux pays, ne pourra pas se concrétiser sans un changement de paradigme de la part des bailleurs et des partenaires techniques et financiers : à savoir, pour les acteurs du développement, une déclinaison opérationnelle d’actions avec une approche faisant à la fois appel à l’approche par les besoins (incluant la prévention des risques sanitaires, l’alerte précoce) et à l’approche par les droits – les États étant par nature des débiteurs d’obligations (duty bearers) -. Ces deux approches sont les seules en mesure de renforcer le potentiel et les capacités de résilience des administrations pénitentiaires face à des catastrophes médicales et humaines de l’envergure du COVID-19. Avec, en outre, une exigence et un impératif catégorique : celui de la transparence, de l’accès à l’information et de la redevabilité, en ne laissant personne sur le bas-côté. La quintessence des objectifs de développement durable : Leave no one behind.

 

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[1] Communiqué du Comité International de la Croix-Rouge (CICR), « Covid-19 : les autorités doivent agir de toute urgence pour éviter le pire dans les prisons et ainsi protéger l’ensemble de la population », 7 avril 2020, https://www.icrc.org/fr/document/covid-19-les-autorites-doivent-agir-de-toute-urgence-pour-eviter-le-pire-dans-les-prisons

[2] Règle 30, Ensemble des règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus (décembre 2015), « un médecin ou un autre professionnel de la santé ayant les qualifications requises (…) doit voir chaque détenu, lui parler et l’examiner aussitôt que possible après son admission et ensuite aussi souvent que nécessaire. »

[3] L’une des cibles de l’Objectif de Développement 3 mentionne la nécessité d’« accroître considérablement le budget de la santé, le recrutement, le perfectionnement, la formation et le maintien en poste du personnel de santé dans les pays en développement, notamment dans les pays les moins avancés et les petits États insulaires en développement » et de « renforcer les moyens dont disposent tous les pays, en particulier les pays en développement en matière d’alerte rapide, de réduction des risques et de gestion des risques sanitaires nationaux et mondiaux. »

 
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