03.12.2024
L’OTAN est morte mais l’Europe est malade
Tribune
21 novembre 2019
La vérité est parfois insupportable à regarder. C’est pour cela que les peintres de la Renaissance la représentaient sous l’allégorie d’une femme nue, la pudeur commandant que l’on détourne le regard. Que l’on songe au célèbre tableau de Botticelli, la calomnie d’Apelle, dans lequel le roi Midas empêché de regarder la vérité, prête ses oreilles d’âne à l’ignorance, au soupçon, à la flatterie et la fraude. Et c’est bien parce qu’elle contient une grande part de vérité que la déclaration d’Emmanuel Macron sur la « mort cérébrale » de l’OTAN est insupportable à beaucoup d’oreilles. Pourtant, cette déclaration soulève deux questions essentielles que l’on aurait tort de ne pas affronter.
L’OTAN est-elle morte définitivement ?
Sur la forme, d’éminents experts l’ont dit avant le président, Jacques Attali et Pascal Boniface pour ne citer qu’eux. Mais un chef d’État n’est pas un analyste, simple spectateur du monde qui l’entoure. Fallait-il que lui le dise ? On peut en débattre à l’infini.
Sur le fond que faut-il en penser ? L’OTAN est une alliance militaire et, comme toutes les alliances militaires depuis la Ligue de Délos, elle puise sa raison d’être dans l’unité de ses membres — faire ensemble ce qu’on ne peut faire tout seul — et sa force dissuasive dans sa crédibilité : l’attaque contre un membre vaut attaque contre tous. Quelle est la crédibilité de l’OTAN ? C’est celle de la parole des États-Unis à défendre les membres européens. Y compris le Monténégro. Si le moment de vérité arrive, la crédibilité ultime de l’Alliance dépendra de ce qui se passera sous un seul crâne : celui du Président des États-Unis. Quelle est cette crédibilité depuis que Donald Trump est au pouvoir ? Objectivement, elle a beaucoup souffert. C’est lui, pas Macron, qui a dit que l’OTAN était obsolète. C’est lui, pas Macron, qui a mis en doute l’article 5. Et c’est encore lui qui a dit que l’Union européenne était un ennemi commercial des États-Unis. Peut-on rester alliés militaires en étant ennemis commerciaux ? Les dirigeants européens ont fait l’autruche et se sont dit que ce n’était qu’un mauvais moment à passer.
Mais en octobre dernier, en Syrie, un État membre de l’OTAN, la Turquie, a menacé la sécurité des Européens, et les a même menacés tout court, à cause d’une situation causée par un autre État membre de l’OTAN : les États-Unis. Cela a ébranlé jusqu’à la base l’unité et la crédibilité de l’Alliance. D’autant que Donald Trump s’est réjoui du fait qu’il était à 11 000 km de la Syrie. Tallinn n’est pas tellement moins loin. Comme si cela ne suffisait pas, Donald Trump a déroulé le tapis rouge à M. Erdogan à Washington, déclarant qu’il était un « big fan » du président turc. Que faudrait-il de plus pour prononcer la mort clinique de cette alliance aujourd’hui ?
Certes, les forces américaines en Europe sont toujours là. Leur nombre a même augmenté. Mais leur pouvoir dissuasif ressemble à celui du mur de Berlin avant sa chute. Fort et puissant extérieurement, il peut s’effondrer du jour au lendemain. Car si Donald Trump peut trahir les Kurdes après un coup de fil avec Erdogan, pourquoi ne trahirait-il pas les Lituaniens après un coup de fil avec Poutine ? Qui peut croire qu’il sacrifierait Mar-A-Lago pour sauver Vilnius ?
On peut toujours dire que les mots d’Emmanuel Macron sont mal choisis. Qu’il eût mieux valu parler d’arrêt cardiaque, ce qui suppose que l’on peut réanimer le patient. Ou que l’Alliance va mal alors que l’OTAN va bien. Mais on joue sur les mots. Le fait est que l’Alliance est à l’agonie et ceux qui prétendent le contraire ne font que détourner le regard. Ce sont des somnambules.
Est-ce définitif ? C’est ça la vraie question, car l’Alliance a déjà traversé maintes crises et s’en est toujours sortie.
L’Europe est-elle capable de se défendre seule ?
Encore faut-il savoir contre quoi. La seule menace imminente contre l’Europe est celle exercée de la Turquie dans les eaux territoriales chypriotes, donc européennes. Que va faire l’Union ? L’autruche encore ? Pourtant, elle a de quoi se défendre. Ce qui lui manque c’est la volonté.
Pour tous les Européens du Nord et de l’Est la seule menace qui compte est celle d’une attaque conventionnelle russe dans la trouée de Suwalski. Et techniquement il faut reconnaître que les forces européennes auraient du mal à faire face sans les forces américaines. Mais attention à ne pas rejouer les batailles de la guerre froide, qui de surcroît n’ont pas eu lieu ! Et arrêtons de nous mentir. Si nous avons peur d’un pays dont le PIB est celui de l’Espagne et qui dépense pour sa défense cinq fois moins que les vingt-huit membres de l’Union ensemble, c’est bien que le problème n’est pas dans le volume des dépenses, mais dans leur structure. Tant qu’ils n’intégreront pas leurs outils militaires et leurs processus de décision, les Européens seront impuissants face à des États unitaires déterminés et bien organisés. L’absence d’intégration et l’absence de volonté sont les deux maladies dont souffre la défense européenne. D’autant que si la Russie s’en prend à l’Europe ce sera sur d’autres champs de bataille que la plaine germano-polonaise : le cyber, l’espace politique et électoral, l’espace tout court, et par d’autres moyens, comme par exemple en dominant les perceptions ou en donnant de l’argent à des leaders politiques, comme en Italie. Réveillons-nous ! La guerre avec la Russie a déjà commencé et ce n’est pas celle qu’on croit. Son but est de briser l’unité des Européens, pas d’envahir la Lituanie.
Malheureusement, les Russes ne sont pas les seuls. Il y a aussi les Chinois et surtout… Donald Trump. Ce Président est celui qui s’en prend le plus activement à l’unité de l’Europe. Il incarne l’image inversée de la pensée d’Eisenhower, de Kennedy et de Reagan qui voyaient dans l’Europe non pas un compétiteur, mais un partenaire. C’est extrêmement dérangeant car l’unité européenne s’est fait aussi grâce aux Américains et nous avons à leur égard une immense dette de reconnaissance.
Aujourd’hui cette reconnaissance ne doit pas nous aveugler. Une bascule de vent s’est produite. Il est temps que les Européens prennent leur destin en main. Pas seulement en paroles, mais en actes. Et surtout qu’ils ne laissent personne s’emparer de leur trésor le plus précieux : leur unité. United we stand, divided we fall.