ANALYSES

Dans l’Indopacifique, la posture française doit évoluer

Tribune
24 octobre 2019
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Quatre mois après la tenue d’une nouvelle édition du Shangri-La Dialogue — sommet diplomatique informel consacré aux enjeux de sécurité et de défense propres à l’Asie —, la France participait ce mardi 8 octobre 2019 à la Sea Power Conference, une rencontre diplomatico-militaire organisée par l’Australie et présidée par le vice-amiral Michael J. Noonan, actuel chef d’état-major de la marine australienne. Le choix des représentants dépêchés par la France à ces événements illustre l’intérêt de Paris pour ces questions : au Shangri-La Dialogue, Florence Parly avait eu l’occasion de prendre la parole dans le sillage de la présentation de la stratégie française pour l’Indopacifique ; à la Sea Power Conference, l’amiral Christophe Prazuck, chef d’état-major de la marine (CEMM), s’est exprimé aux côtés de ses homologues australien, fidjien, états-unien, indien, japonais et indonésien.

L’intérêt de la France pour l’Indopacifique est croissant

Dans l’Indopacifique, un terme censé illustrer l’existence d’une communauté d’intérêts propre aux océans Indien et Pacifique[1], la France doit composer avec un environnement stratégique compromis par l’essor de la Chine. Cette affirmation de la puissance économique et militaire chinoise inquiète et trouve des incarnations variées : elle passe par une remise en question assumée du droit international en mers de Chine, mais aussi par la production de discours de plus en plus radicaux vis-à-vis de Taïwan[2], l’île-forteresse où doit se jouer l’unicité de la nation chinoise, soixante-neuf ans après la fin de la guerre civile. En parallèle, Pékin se dote d’un outil militaire particulièrement performant, appuyé sur une base industrielle et technologique de défense (BITD) solide et qui menace d’éclipser, à l’échelle de l’Indopacifique, celui dont les États-Unis disposent encore. Ces évolutions préfigurent l’avènement d’une Asie post-américaine[3] dont les contours restent à préciser, alors même que la France s’accommodait bien jusqu’ici d’un statu quo établi à la faveur du monde occidental.

La participation de la France au Shangri-La Dialogue et à la Sea Power Conference ne confirment pas seulement l’intérêt de la France pour la sécurité dans l’Indopacifique, mais bien également l’attention que suscite Paris dans cet espace aux équilibres stratégiques bouleversés par la réémergence de la Chine et l’imprévisibilité croissante d’une Amérique aux orientations incertaines. Avec ses faiblesses, la France occupe dans l’Indopacifique une position intéressante, fondée entre autres sur les relations privilégiées qu’elle entretient d’une part avec l’Inde[4] et d’autre part avec l’Australie[5] ; elle n’y a pas d’adversaires déclarés, et entretient avec le reste des puissances locales des relations de bonne qualité, portée par le volontarisme des classes politiques concernées.

Au-delà des postures, des fondations modestes

La position française repose pourtant sur des bases relativement modestes. Si la France possède bien des territoires importants dans l’Indopacifique, sa présence militaire y demeure réduite, en partie du fait de la faiblesse des budgets alloués à ces questions : 7 000 militaires français sont déployés de façon permanente dans l’Indopacifique, soutenus par 12 bâtiments et 41 appareils et hélicoptères, principalement divisés entre cinq commandements spécifiques[6]. Ces forces sont principalement actives dans l’océan Indien et dans l’océan Pacifique Sud et n’exercent, par conséquent, qu’une influence limitée dans l’océan Pacifique Nord, où se concentrent pourtant un certain nombre d’enjeux stratégiques importants, à l’image des conflits en mers de Chine[7]. La France y multiplie néanmoins les missions navales destinées à réaffirmer le primat du droit international et à y assurer la liberté de navigation, y compris dans le détroit de Taïwan, au risque de s’attirer les foudres d’un État chinois tolérant de moins en moins ces pratiques[8].

En mers de Chine et dans l’océan Pacifique Nord, la diplomatie navale française souffre en outre d’une absence de partenaires privilégiés, la Corée du Sud et le Japon traitant plus volontiers avec les États-Unis, aux moyens plus conséquents. En l’absence de bases militaires permanentes situées à proximité des principales voies de communication maritimes, la France ne peut espérer peser de manière décisive sur les affaires d’un espace très largement articulé autour de dynamiques maritimes et navales. Elle n’apparaît pas comme une force de dissuasion crédible aux yeux de ceux qui pourraient y être ses alliés, faute de disposer de suffisamment de navires non seulement dédiés aux combats, mais encore aux ravitaillements des bâtiments déployés face à une puissance déterminée à bouleverser les équilibres stratégiques propres à l’Indopacifique.

L’avant-garde de l’Europe

Pour apparaître comme un allié de première importance aux yeux des pays que l’essor de la Chine inquiète, la France doit d’abord travailler à reconstruire sa crédibilité d’acteur de la sécurité dans l’Indopacifique et en particulier en Extrême-Orient, où son influence est demeurée faible depuis la fin de la guerre d’Indochine. Cela ne peut se concevoir sans un effort financier conséquent, destiné à combler certains déficits capacitaires propres aux forces aériennes et navales françaises et qui grèvent aujourd’hui l’aptitude de Paris à mener dans la région des opérations de longue durée sans l’aide d’éventuels alliés. En ce sens, l’accumulation de nouveaux moyens militaires français dans l’Indopacifique doit servir à garantir la capacité de la France à agir seule en cas de dégradation soudaine de l’environnement stratégique.

Avec toutes ses faiblesses, la posture française dans l’Indopacifique demeure pourtant à l’avant-garde des puissances européennes actives dans la région, à la fois en matière de présence continue et ponctuelle[9]. Si le Royaume-Uni doit amorcer, avec la remontée en puissance de la Royal Navy, un retour dans l’Extrême-Orient, sans doute autorisé par la renaissance de ses capacités aéronavales, l’Allemagne est pour sa part totalement absente d’un théâtre à la sensibilité croissante, où se situent pourtant nombre de ses intérêts économiques. Consciente de ne pas disposer de moyens illimités, la France cherche en ce sens à impliquer ses partenaires européens dans la sauvegarde du statu quo en vigueur dans l’Indopacifique : l’Europe étant ainsi mentionnée plus d’une trentaine de fois dans La Stratégie de défense française en Indopacifique, publiée en 2019.




[1] GROSSER Pierre, L’« Indo-Pacifique », au-delà du slogan, The Conversation, 03/04/2018

[2] DECIS Hugo, Livre blanc sur la défense : ce que la Chine veut dire au monde, IRIS, 01/08/2019

[3] SKYLAR MASTRO Oriana, The Stealth Superpower. How China Hid Its Global Ambitions, Foreign Affairs, 01/01/2019

[4] PILLAI RAJAGOPALAN Rajeswari, A New India-France Alliance?, The Diplomat, 03/09/2019

[5] DELLERBA Isabelle, GUIBERT Nathalie, 31 milliards d’euros, 12 sous-marins : un colossal contrat signé entre la France et l’Australie, Le Monde, 11/02/2019

[6] Documentation officielle : La Stratégie de défense française en Indopacifique, présentée par le ministère des Armées le 12/07/2019

[7] POLING Gregory, S. GLASER Bonnie, Vanishing Borders in the South China Sea, Foreign Affairs, 05/06/2018

[8] Documentation officielle : Compte-rendu de l’audition de l’amiral Christophe Prazuck, Chef d’état-major de la Marine, par la Commission de la Défense nationale et des Forces armées de l’Assemblée nationale, 03/07/2019

[9] DECIS Hugo, Au retour de la mission Clemenceau, le porte-avions Charles de Gaulle comme outil de puissance et d’influence, IRIS, 11/07/2019
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