ANALYSES

Pourquoi y a-t-il une urgence africaine ?

Interview
21 octobre 2019
Le point de vue de Caroline Roussy


Caroline Roussy, chercheuse Afrique à l’IRIS, a collaboré avec Kako Nubukpo sur deux chapitres de son ouvrage, L’Urgence africaine. Changeons de modèle de croissance ! paru aux éditions Odile Jacob en septembre 2019. Les sujets sur lesquels elle a collaboré concernent l’intégration régionale et les relations France-Afrique. Elle répond à nos questions.

Pourquoi y a-t-il une urgence africaine ?

L’urgence africaine est en réalité plurielle. Elle est démographique, climatique, sociale et sécuritaire. Sur le plan démographique, « entre aujourd’hui et 2030, 29 millions de jeunes Africains feront leur entrée chaque année sur le marché du travail » affirmait le Secrétaire général de l’OCDE, en décembre 2017[1]. Suivant un scénario tendanciel, le marché de l’emploi ne pourra absorber et proposer un travail décent qu’à seulement 10% d’entre eux[2]. Le deuxième défi est climatique avec un risque non pas d’invasion de l’Europe, comme le laissent croire certains Cassandres dont les plus extrémistes sont acquis à la thèse du grand remplacement, mais de migrations interafricaines, ce qui est d’ores et déjà le cas. Les populations migrent et migreront des zones frappées par la sécheresse vers les zones côtières, un phénomène qui pourrait déstabiliser des écosystèmes déjà fragiles. Le troisième défi est celui de l’inégalité. Si une classe moyenne émerge timidement, et ce de manière différenciée d’un pays à l’autre, l’extrême pauvreté continue de progresser en Afrique subsaharienne[3]. La question de la réduction des inégalités implique la mise en place de politiques de justice sociale et de redistribution des fruits de la croissance. Enfin, le quatrième défi est sécuritaire au regard de l’expansion des réseaux transterritoriaux de criminalité organisée et/ou terroristes.

Face à ces défis, l’urgence est de faire surgir une voie/voix africaine, de sortir des logiques d’extraversion, des analyses et des voies de solution proposées en inadéquation avec les besoins des populations et des pays. Durant la décennie 80-90, les solutions préconisées par les plans d’ajustement structurel (PAS), présentés comme la panacée pour sortir des trappes de pauvreté, étaient basées sur le désengagement de l’État et la libéralisation de l’économie. Or l’application de ces mesures, indépendamment de la spécificité des contextes, a accru les distorsions fiscales et monétaires au détriment de toute solidarité interétatique. Les économies qui avaient fait le pari du protectionnisme ont sans doute le plus pâti de la cécité de ces programmes. Le désengagement de l’État a notamment entraîné un démantèlement des secteurs de l’éducation et de la santé. Si l’on pourrait accroire que cette séquence d’extraversion est à conjuguer au passé, il n’en est rien.  Aujourd’hui encore, les chefs d’États africains sont suspendus aux classements des « doing business » établis de concert par le FMI et la Banque mondiale afin de s’attirer les faveurs des investissements directs étrangers (IDE).  Dans tous les cas de figure, les besoins des populations ne sont jamais pris en compte, d’où l’urgence de changer de modèle de croissance, de paradigme de pensée en replaçant l’homme au centre des réflexions.

Où en est-on de l’intégration régionale ?

Tout comme en Europe, l’intégration régionale en Afrique est un processus en cours d’élaboration. Le schéma, aujourd’hui considéré comme le plus abouti, étant celui de la CEDEAO. Un de ses principes fondateurs est celui de la libre circulation des biens et des personnes au service de la création d’un marché intégré. Si des intellectuels panafricains voient dans cette décision l’abolition des frontières « héritées de la colonisation » comme dernier stade de la décolonisation, leur analyse reste à nuancer. Deux points sont à considérer. Tout d’abord, entre l’adoption des principes et leur application, il y a un hiatus en témoigne le harcèlement quotidien des populations lors de leurs passages aux postes-frontière, ce dont rend bien compte le film « Frontières » d’Apolline Traoré, sorti en 2018.  Ensuite, on observe une crispation, pour ne pas dire une crise/passion sur la question des frontières africaines. Suivant la doxa, elles ont été tracées à la règle et au crayon, un peu au hasard lors de la conférence de Berlin (1884-1885) et sont considérées comme le stigmate le plus visible de l’arbitraire colonial ayant divisé familles, groupes socioculturels, royautés ou aires de sociabilités. Suivant cette lecture, les frontières ne sont appréhendées qu’à partir des conséquences, en l’espèce négatives, et sont désignées comme facteur du mal développement. Or, une analyse sur la longue durée permet de montrer comment, à différents niveaux d’échelles, les populations ont intégré ces frontières dans leurs dispositifs de mobilités spatiales. Les réseaux de commerce transterritoriaux, par exemple, capitalisent sur l’effet frontière, soit l’asymétrie fiscale qui leur permet de maximiser leurs profits. Les réseaux de terroristes et/ou de criminalités organisées s’appuient sur l’absence de continuité des politiques juridiques, fiscales et administratives entre deux ou plusieurs États pour se mouvoir. D’où résulte une nécessité de penser en interaction frontières, territoires et régions pour asseoir les voies de l’intégration. Quel modèle d’organisation doit prévaloir : fédération ? Confédération ? Union ? Est-ce que les Communautés économiques régionales restent une échelle d’intégration pertinente lorsqu’on considère un possible passage à l’échelle continentale dans le cas de la Zone de libre-échange continentale ?

Quel est l’état des relations entre la France et l’Afrique ?

Tout d’abord, il convient de rappeler la diversité du continent africain et de la relation particulière de la France avec l’Afrique francophone, frappée du sceau d’un passé qui ne passe pas. Dans ce cadre précis, et ce de manière assez symétrique tant du côté des chefs d’États africains que des chefs d’État français, on relève des ambivalences. Des postures d’attractions/répulsions versus ingérences/culpabilités qui infusent à tous les échelons sociétaux. En prise avec ce dualisme, la trajectoire du président Macron oscille entre permanence et rupture. Candidat à l’élection présidentielle, il affirmait que la colonisation était un crime contre l’humanité. Président de la République, interpellé par un jeune de 25 ans sur ce sujet, il répondait : « Mais vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? Vous votre génération, elle doit regarder l’avenir ». Entre les deux séquences, dans un même pays qu’est l’Algérie, il s’est écoulé 5 mois… Afin d’écrire cette nouvelle page, Emmanuel Macron a prononcé un discours à l’Université Ouaga 1, le 28 novembre 2017, annonçant d’emblée qu’il n’y avait plus de politique africaine de la France… Près d’une heure quarante de discours a achevé de nous convaincre du contraire. Sans l’énoncer clairement, il récusait alors toute ingérence à venir dans le champ politique lui préférant l’économie (plus propice pour les investisseurs français dans un environnement de plus en plus concurrentiel) et le soft power, à savoir culture et éducation. Il a avancé des propositions qui répondent à des attentes, d’autres inattendues, mais plutôt innovantes : création de visa multi-entrées[4], restitution des œuvres d’art[5], lancement d’une culture des saisons africaines, Africa 2020. Malgré des ruptures, des contradictions dans le projet présidentiel apparaissent comme l’augmentation drastique des frais de scolarité à l’adresse des étudiants non européens[6], alors même que le président, ayant repris le leadership de la Francophonie, avait souligné lors du discours d’Erevan, le 12 octobre 2018 : « (…) ma première conviction, ma conviction profonde, c’est que la francophonie doit reconquérir la jeunesse, doit redevenir un projet d’avenir plein et entier. Oui, notre organisation doit s’adresser d’abord à la jeunesse »[7] Au travers de ces différents exemples, on ne voit pas, suivant la terminologie de Michel de Certeau, de stratégie, mais plutôt des tactiques erratiques se dégager. Est-ce que cela sera de nature à changer les relations entre la France et les Afriques ? La question est ouverte tant l’affirmation et l’implantation de nouveaux acteurs nécessiteront de se réinventer collectivement.




[1] Angel Gurría, Secrétaire général de l’OCDE, « Donner les moyens à l’Afrique de jouer pleinement son rôle dans l’économie mondiale », Agir avec l’Afrique, OCDE, Paris, déc. 2017.

[2] « (…) seule une minorité de jeunes ont un “bon” emploi. Le salariat dans le secteur formel — soit le type d’emploi le plus proche d’un emploi “décent” — n’est l’apanage que d’environ 7 % des jeunes dans les pays à faible revenu et 10 % dans les pays à revenu intermédiaire », Henri-Bernard Solignac-Lecomte, « L’Afrique est-elle vraiment bien partie ? », Alternatives économiques, 1.07. 2013.

[3] En 2015, l’Afrique subsaharienne abritait en 2015 plus de la moitié de la population mondiale vivant avec moins de 1,90 dollar par jour. Les projections indiquent que cette région concentrera en 2050 près de 90 % des personnes vivant dans l’extrême pauvreté.

[4] Un article du Monde de 2017 intitulé « En Algérie, la colère des demandeurs de visa pour la France » décrit par le menu les humiliations subies par les demandeurs de visa pour la France. Il décrit des réalités vécues par de nombreux demandeurs en Afrique en général.

[5] Voir Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, remis par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr au président Macron, en novembre 2018,

[6] À partir de la rentrée 2019, les étudiants extraeuropéens devront s’acquitter de 2 770 euros en licence au lieu de 170 euros, et 3 770 euros en master et doctorat à la place de 243 euros. Décision du gouvernement publiée le 19 novembre 2018.




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