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Intelligence artificielle : « La Chine entend s’appuyer sur cette technologie pour déchoir les Américains de leur rang à l’horizon 2049 »

Presse
30 septembre 2019
L’engouement des Etats pour l’intelligence artificielle (IA) ne faiblit pas. Nombre d’entre eux comptent sur ces technologies pour se faire une place dans le nouvel ordre international à venir. Parmi eux, la Chine, dont le régime fête ses soixante-dix ans au pouvoir, est sans doute l’exemple le plus spectaculaire.

D’abord troublés par la réussite provocante, en 2015, du système d’IA AlphaGo développé par DeepMind (filiale britannique de Google) contre les meilleurs joueurs de go au monde, un jeu éminemment complexe et symboliquement rattaché au passé glorieux du pays, l’Etat et le Parti communiste chinois ont décidé d’engager un vaste plan de développement de l’IA.

En 2017, le conseil des affaires de l’Etat (principal organe administratif civil de la République populaire de Chine) dévoilait une stratégie dotée d’un budget faramineux : 20 milliards de dollars (18, 5 milliards d’euros) par an, puis 59 milliards à l’horizon 2025 (contre 375 millions d’euros pour la France). Avec un but clair : faire de la Chine le leader incontesté dans le domaine d’ici à 2030.

La Chine veut devenir en 2049 la première puissance mondiale

Cette fascination pour l’IA a bien entendu une cause géopolitique : les Etats-Unis dominent ce champ de recherche depuis ses origines, dans les années 1950. Or, la Chine entend s’appuyer sur ces technologies pour déchoir les Américains de leur rang de première puissance mondiale à l’horizon 2049, année du centenaire de la République populaire.

Par ailleurs, l’IA fait figure de formidable (également au sens latin, formidabilis, « terrible ») outil de régulation et de contrôle social particulièrement précieux dans un pays travaillé par des tentations sécessionnistes (Hongkong, Tibet, Xinjiang) et insurrectionnelles – nous commémorons cette année les trente ans des manifestations de Tiananmen.

Parmi les dispositifs mis en place, le « système de crédit social » est sans doute le plus fameux. Il vise à évaluer, en leur attribuant une note, l’ensemble des citoyens et des entreprises – chinois mais aussi étrangers – en fonction de leur attitude examinée au fil de l’analyse continue de leurs données.

Surveillance et contrôle des esprits

Disposant d’un capital de départ de mille points, citoyens et entreprises voient leur note personnelle croître ou décliner selon que leurs actions correspondent ou non à la morale commune édictée par le Parti-Etat, et suivant le niveau de confiance que ce dernier peut leur accorder. Il en résulte un classement qui détermine certains droits et récompenses ou, à l’inverse, des sanctions : facilités ou restrictions administratives et médicales, accès ou non à certains emplois publics, droit ou interdiction d’acheter un billet d’avion, entre autres exemples.

Pour l’heure, il n’existe pas de système de crédit social unique couvrant l’ensemble du territoire, quoique l’Etat central se fixe cet objectif à l’an prochain. Il s’agit davantage d’une myriade d’initiatives locales (43 municipalités ont initié à ce jour un système de cette nature, associé systématiquement à un projet de smart city), dont le type d’évaluation et de régime de récompenses et de sanctions varie à la marge.

L’aspiration à évaluer la totalité des comportements individuels n’est toutefois possible qu’avec l’assistance des techniques d’IA, qui analysent les données collectées par différents canaux (réseaux sociaux, caméras « intelligentes », objets connectés…) pour les transformer en informations (identité juridique et biométrique, comportement, réseau de socialité…). Sur fond de moralisation des citoyens et des entreprises, ce système se rapporte à une « technologie politique des corps » ou une « microphysique du pouvoir », pour reprendre les mots de Michel Foucault : la surveillance et le contrôle des corps préludent à la réforme des esprits.

Un système de surveillance généralisé et autorégulé

Aidé par les grandes firmes numériques (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei…), le Parti-Etat entend rendre ces dispositifs plus souples et horizontaux, en déléguant à la société elle-même son pouvoir de contrôle, par l’interconnexion croissante des individus au moyen des nouvelles technologies : via son smartphone, chacun devient non seulement la sentinelle attentive de ses pairs, mais il constitue aussi la brique élémentaire d’un système de surveillance généralisé et autorégulé.

Mais la Chine ne compte pas en rester là. Les entreprises étrangères sont aussi visées par ce dispositif, et le gouvernement cherche à exporter ses instruments de contrôle dans le monde entier. Soixante-trois pays ont d’ores et déjà signé des partenariats avec les entreprises chinoises pour leur fournir ces technologies. A elle seule, Huawei fournit des technologies de surveillance fondées sur l’IA à plus de cinquante Etats (dont l’Italie), aidée en cela par la Belt and Road Initiative – les « nouvelles routes de la soie ».

L’Algérie a ainsi adopté, entre autres, des systèmes de reconnaissance faciale conçus par la firme de Shenzhen. A l’heure où les Etats rivalisent d’énergie pour renforcer leurs arsenaux sécuritaires, la puissance technologique chinoise attise les convoitises. Huawei est déjà parvenue à convaincre plusieurs pays européens de déployer ses équipements 5G en ignorant les menaces américaines.

Reste une inconnue : tout comme Palantir Technologies, la firme de Palo Alto, s’est imposée depuis 2016 comme partenaire unique de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) française, les entreprises chinoises sauront-elles se rendre indispensables aux services de police et de renseignement des démocraties occidentales, et si oui à quel prix ?
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