ANALYSES

« Ce Mondial montre que les femmes ont toute leur place dans le football »

Presse
6 juillet 2019
Interview de Carole Gomez - Mediapart
Alors que se termine la Coupe du monde et notre série sur l’histoire de l’émancipation féminine dans le football, Mediapart fait le bilan des perspectives désormais ouvertes, avec Carole Gomez, chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), et coautrice du récent rapport Quand le football s’accorde au féminin (IRIS-Unesco-Positive Football).

Où en est le football au féminin aujourd’hui dans le monde ?

La féminisation du football avance. Lentement, certes, mais elle avance. En ce qui concerne la pratique féminine, la FIFA estimait en 2007 qu’il y avait 264 millions de joueurs dont 26 millions de femmes. Actuellement, on estime le nombre de joueuses à environ 30 millions.

Il est intéressant de noter un double phénomène : d’une part, nous faisons face à une augmentation de la pratique féminine, mais également à la mondialisation de celle-ci. En effet, alors que seules 50 sélections féminines nationales ont joué au moins un match en 1991, elles sont 159 à l’avoir fait en 2018. Au total, seules 16 fédérations n’ont jamais aligné dans leur histoire d’équipe nationale féminine.
À mon sens, l’année 2018 peut être vue comme un tournant important dans l’histoire de la féminisation du football, à la fois au regard de ces chiffres, mais aussi en termes « politiques », avec notamment l’attribution du tout premier Ballon d’or féminin à Ada Hegerberg – attaquante norvégienne jouant à l’Olympique Lyonnais – (depuis 1956, ce trophée inventé par France Football et récompensant le meilleur joueur de l’année, était réservé aux hommes). Il faut aussi noter que la FIFA a aussi édicté cette année une toute première stratégie pour le football féminin.

L’enjeu reste toutefois que ce mois de compétition ne reste pas une parenthèse dans le calendrier, que ce sujet n’avance pas uniquement lors de grandes compétitions, mais au contraire qu’il soit une question récurrente. En outre, et au-delà des joueuses, il ne faut pas oublier que la féminisation du football passe aussi par la présence de femmes au sein des rangs des arbitres, des entraîneuses ou au sein des institutions. C’est sans doute sur ce plan que les progrès réalisés ont été les plus lents.

Enfin, il faut rappeler que la connaissance des enjeux de la féminisation du football est encore balbutiante. Dans le cadre de l’écriture de notre rapport (lire ci-dessous), nous nous sommes très rapidement heurtés à un manque flagrant de données, d’analyses, d’historique. À titre d’exemple, nous disposons de multitudes de statistiques sur la pratique masculine (nombre de matchs par saison, kilomètres parcourus par joueur, etc.), mais concernant la pratique féminine, nous sommes incapables de trouver des données sur la médiatisation de telle compétition ou le nombre de matchs joués par certaines sélections nationales. Ce n’est qu’un exemple, mais c’est révélateur du chemin à parcourir.


Ce dimanche 7 juillet, Américaines et Néerlandaises joueront la finale d’une Coupe du monde réussie, en termes d’audience et d’engouement populaire Comme dernier volet de notre série « la longue marche féministe du football », revenant sur plus d’un siècle d’invisibilisation et d’empêchements, Mediapart a demandé à Carole Gomez, chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), et coautrice du récent rapport Quand le football s’accorde au féminin. Selon elle, « l’intérêt du “produit football” » dans son versant féminin devrait convaincre diffuseurs et sponsors de la pertinence d’investir durablement sur celui-ci.

Où en est le football au féminin aujourd’hui dans le monde ?

La féminisation du football avance. Lentement, certes, mais elle avance. En ce qui concerne la pratique féminine, la FIFA estimait en 2007 qu’il y avait 264 millions de joueurs dont 26 millions de femmes. Actuellement, on estime le nombre de joueuses à environ 30 millions.

Il est intéressant de noter un double phénomène : d’une part, nous faisons face à une augmentation de la pratique féminine, mais également à la mondialisation de celle-ci. En effet, alors que seules 50 sélections féminines nationales ont joué au moins un match en 1991, elles sont 159 à l’avoir fait en 2018. Au total, seules 16 fédérations n’ont jamais aligné dans leur histoire d’équipe nationale féminine.À mon sens, l’année 2018 peut être vue comme un tournant important dans l’histoire de la féminisation du football, à la fois au regard de ces chiffres, mais aussi en termes « politiques », avec notamment l’attribution du tout premier Ballon d’or féminin à Ada Hegerberg – attaquante norvégienne jouant à l’Olympique Lyonnais – (depuis 1956, ce trophée inventé par France Football et récompensant le meilleur joueur de l’année, était réservé aux hommes). Il faut aussi noter que la FIFA a aussi édicté cette année une toute première stratégie pour le football féminin.

L’enjeu reste toutefois que ce mois de compétition ne reste pas une parenthèse dans le calendrier, que ce sujet n’avance pas uniquement lors de grandes compétitions, mais au contraire qu’il soit une question récurrente. En outre, et au-delà des joueuses, il ne faut pas oublier que la féminisation du football passe aussi par la présence de femmes au sein des rangs des arbitres, des entraîneuses ou au sein des institutions. C’est sans doute sur ce plan que les progrès réalisés ont été les plus lents.

Enfin, il faut rappeler que la connaissance des enjeux de la féminisation du football est encore balbutiante. Dans le cadre de l’écriture de notre rapport (lire ci-dessous), nous nous sommes très rapidement heurtés à un manque flagrant de données, d’analyses, d’historique. À titre d’exemple, nous disposons de multitudes de statistiques sur la pratique masculine (nombre de matchs par saison, kilomètres parcourus par joueur, etc.), mais concernant la pratique féminine, nous sommes incapables de trouver des données sur la médiatisation de telle compétition ou le nombre de matchs joués par certaines sélections nationales. Ce n’est qu’un exemple, mais c’est révélateur du chemin à parcourir.

On a vu que dès le début de la compétition, les Bleues ont été très suivies, avec des matchs joués à guichets fermés et près de 10 millions de téléspectateurs à chaque rencontre. Pourquoi un tel succès ?

Le fait que la Coupe du monde se passe en France permet évidemment d’attirer l’attention de façon plus importante sur la compétition. Ensuite, le succès médiatique passe également par la mobilisation des médias qui ont déployé des dispositifs à peu près équivalents à ce qui avait été mis en œuvre pour la Coupe du monde masculine de l’année dernière en Russie. Nombreux sont ceux qui parlent de pari remporté, notamment par TF1.

Les résultats sont extrêmement encourageants, on peut parler de succès populaire, en termes d’audiences et d’affluence dans les stades, même si la France a été éliminée dès les quarts de finale et les tribunes ont parfois été clairsemées, en dépit des annonces de matchs à guichets fermés.




Quels étaient les principaux enjeux de ce Mondial 2019 pour la France, quand on sait qu’il y a à peine 170 000 footballeuses au sein des 2,2 millions d’adhérents à la FFF ?

Selon moi, il y a trois enjeux majeurs pour la Fédération, mais plus largement à l’échelle internationale. L’enjeu sportif est évident puisque ce Mondial permet de mettre en lumière le dynamisme de la pratique féminine. D’une dizaine de milliers il y a encore quelques décennies, les chiffres sont en augmentation constante. Un des objectifs de cette médiatisation inédite est de donner envie aux jeunes filles et femmes de s’inscrire dans des clubs à la rentrée et de susciter chez elles une envie de s’intéresser, de s’investir encore plus dans le football.

Il faut évidemment souligner l’enjeu financier incontournable. Selon un adage, « l’avenir du sport est féminin » – expression que l’on entend depuis des lustres désormais, lui faisant perdre de sa pertinence – et cela implique un intérêt croissant des diffuseurs, des sponsors, d’investisseurs cherchant à miser sur cette pratique féminine. Par la réussite de cette Coupe du monde et du spectacle sportif, la Fédération entend démontrer l’intérêt du « produit football » et de la pertinence d’investir durablement sur celui-ci.

Enfin, l’aspect éducatif de cette compétition est essentiel. Ce Mondial, et notamment avec tous les sujets, reportages, documentaires publiés, est une occasion parfaite pour mettre en avant la pratique féminine, son histoire, ses avancées, de familiariser le grand public avec cette culture-là, très souvent absente du discours officiel. En d’autres termes, cela montre que les femmes ont toute leur place dans le football, que ce soit sur le terrain, au sifflet d’arbitrage, sur le banc d’entraînement ou au sein des instances.

Pour plus parler des enjeux sociaux, durant ce Mondial, la question de l’égalité salariale revient régulièrement sur le tapis…

Là encore, on mesure le chemin parcouru au cours des dernières années. Si on se penche sur l’égalité salariale, un vrai débat apparaît sur le sujet, alors même qu’il était inconcevable ne serait-ce qu’il y a cinq ans. La mobilisation sur cette question des joueuses américaines, nigérianes, le refus d’Ada Hegerberg d’être au sein de la sélection norvégienne, ou encore les exemples des joueuses argentines ou chiliennes permettent d’incarner toute l’hypocrisie du problème et la réalité, difficile, de la situation sur le terrain.

Concernant les joueuses sud-américaines, les fédérations octroyant la part du lion aux hommes, les équipes féminines se retrouvent sans moyens humains, financiers, voire temporels. Par exemple, dans le cas chilien, la Fédération n’a organisé aucun match officiel pour son équipe féminine suite à sa non-qualification pour la Coupe du monde 2015. Bilan : l’équipe est passée de la 41e place du classement FIFA à la 128e. Face à cette situation, et pour continuer à faire vivre la pratique féminine au Chili, une association s’est constituée, l’Asociación Nacional Jugadoras de Fútbol Femenino (ANJUFF). Au-delà de l’organisation de matchs, l’ANJUFF mène aussi des activités de plaidoyer, en étant à l’origine du premier forum sud-américain des joueuses de football en 2018.

Ce qui me paraît essentiel, c’est le poids que prend aujourd’hui la question de l’économie du football joué par les femmes. Dans le cadre de notre rapport, nous avons posé la question à plusieurs économistes qui expliquaient à quel point cette période était cruciale pour l’avenir de la pratique féminine. Quel modèle choisir ? Suivre les traces du modèle masculin, alors que l’on connaît ses défauts, ses obstacles, ou alors inventer un modèle sui generis qui correspondrait au développement de la pratique ? Et il ne s’agit pas d’une problématique à traiter dans les cinq ou dix ans à venir, mais au contraire d’un choix qui doit être pensé dès aujourd’hui.

Quelles sont les motivations de l’industrie du football à s’ouvrir de plus en plus aux femmes ?

Pour moi, il y a deux raisons majeures. La première est évidemment liée à l’évolution de la société. Si laisser de côté la moitié de l’humanité n’avait pas l’air, il y a encore quelques années, de poser de problème à l’exception notable de quelques pays, ce n’est désormais plus le cas. Les freins, qu’ils soient institutionnels, sociaux, économiques, éducatifs ou religieux, sont en train de se lever et cette féminisation du football qui était souhaitée commence enfin à s’esquisser.

La seconde, si on est tout à fait cynique, est liée au fait que l’écosystème du football a compris que le vivier de pratiquants, mais également de consommateurs ne se trouvait plus du côté des hommes, mais bien du côté des femmes qui avaient été largement oubliées. Ouvrir le football aux femmes représente un enjeu financier majeur pour les fédérations, les sponsors et les médias. Et c’est en ce sens que ce Mondial féminin montre qu’il faut s’interroger sur la manière de conserver l’essence du football, sans tomber dans son industrialisation qui le lisse voire l’aseptise.

Bien d’autres raisons pourraient être envisagées, comme l’utilisation du football comme outil d’éducation et d’émancipation. L’augmentation du nombre de programmes nationaux ou internationaux utilisant le football, notamment avec une visée éducative sur la question de l’égalité des genres et de la lutte contre tout type de préjugé, tend à démontrer cette nouvelle motivation embrassée par le monde du foot.

Comment expliquer la persistance de préjugés sexistes et lesbophobes à l’encontre des joueuses ? En quoi le football est-il encore un « bastion de la masculinité » ?

La méconnaissance et l’ignorance de l’histoire de la pratique féminine et du rôle de certaines femmes dans le football peuvent directement être liées à la persistance de ces préjugés. C’est pour cela que la recherche universitaire sur ces thématiques est ô combien essentielle, afin de venir casser ces a priori.

À titre d’exemple, il est toujours intéressant de poser des questions à une personne qui se dit fan de football, qui collectionne les livres, suit différents championnats, ou qui se rend au stade, s’il ou elle connaît Alice Milliat, s’il ou elle savait que l’équipe des Dick Kerr’s Ladies a réuni 53 000 personnes en 1920, ou si il ou elle peut nous citer les dernières équipes championnes du monde.

Le manque de recherche ainsi que la faible médiatisation tendent à ancrer ces préjugés sur le fait que le football est un sport d’hommes créé par et pour des hommes, et où les femmes n’ont jamais eu leur place. Et que si ces femmes persistent dans ce monde-là, cela peut être considéré comme sortant de l’ordinaire, voire parfois anormal : celles-ci se verront à coup sûr taxées de « garçons manqués », avec tous les sous-entendus que cela peut impliquer. C’est donc sur ces leviers-là qu’il faut agir. Mieux connaître pour mieux déconstruire cette méconnaissance. Le chantier est immense et c’est pourquoi cela s’annonce passionnant dans les prochaines années.

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