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Géopolitique du sport – Euro 2024 : « Les différentes instances ne considèrent pas de la même façon le cas Israël-Palestine à celui de la Russie et l’Ukraine »

Presse
20 mars 2024
Interview de Pascal Boniface, Lukas Aubin - RTBF
Israël va bientôt jouer ses matches de barrage au football. Et pourtant on ne parle pas encore d’exclusion. Pourquoi ?

Lukas Aubain : « Il y a plusieurs réponses à cette question. Mais la principale, c’est surtout que le CIO ne considère pas que le cas Israël-Palestine est le même cas de figure qu’entre la Russie et l’Ukraine. D’une part, la Palestine n’est pas un territoire officiellement reconnu aux Nations unies, donc il n’y a pas d’Etat palestinien.

Mais aussi qu’Israël a un droit de réponse entre guillemets à l’attaque du 7 octobre 2023. Et de fait, ce n’est pas le même type de conflit que celui qui existe entre l’Ukraine et la Russie. C’est pour cette raison, qu’a été prise une décision d’une part de sanctionner la Russie d’un côté, là où de l’autre, Israël, pour le moment en tout cas, n’est pas sanctionné. Je parle du CIO, mais on peut parler de manière générale du sport mondial. »

Pascal Boniface : « Pour l’instant, il n’y a pas de demande officielle. Il y a des demandes dans certains cercles politiques. Mais au niveau institutionnel, le dossier n’est pas encore ouvert d’une demande d’exclusion d’Israël et des instances sportives à l’image de ce qui s’est passé pour la Russie. Ceux qui sont en faveur d’une telle mesure disent que le nombre de morts civils est maintenant plus important qu’en Ukraine et que le bombardement sur Gaza justifie la même sanction. Si on le fait pour la Russie, il n’y a pas de raison de ne pas le faire pour Israël.

Les partisans d’Israël disent qu’Israël a été attaqué et répond en légitime défense. Les adversaires de cette thèse disent que la légitime défense est disproportionnée et qu’on ne peut pas parler dans ce contexte de légitime défense. Et ça s’explique dans un contexte géopolitique où, finalement, on peut considérer que les alliés d’Israël sont plus puissants dans les instances sportives et qu’ils ont plus pesé que les mêmes qui demandent l’exclusion de la Russie. On voit que pour le moment, ils ont une force plus grande. »

Est-ce qu’il y a des jeux d’alliance entre toutes ces instances sportives ? Peut-on dire que c’est plus facile d’exclure la Russie que d’exclure Israël ?

Lukas Aubain : « Je ne dirais pas ça qu’il y a des jeux d’alliance. Ce qu’on a pu observer avec la Russie, c’est que les fédérations internationales du sport, mais aussi le CIO n’avaient pas pris une décision commune sur la Russie. Si le CIO, qui est le plus gros organe du sport de la planète avec la FIFA a pris une décision importante, ce n’est pas le cas du tout de toutes les fédérations.

En fait, c’est assez variable. En tennis par exemple, les tennismans et tenniswomans russes peuvent participer à toutes les compétitions depuis le 24 février 2022. En football, ça n’est pas le cas avec les clubs. En athlétisme, ils sont exclus purement et simplement depuis bien plus longtemps en raison de l’affaire de dopage.

Par contre, à l’inverse, quand on regarde en escrime, ils ont la possibilité de participer à un certain nombre de compétitions. C’est assez aléatoire et je ne dirais pas qu’il y a un consensus à l’égard de la Russie. Après, ce qu’on observe par rapport à Israël et Gaza, c’est que pour le moment, aucune instance du sport international, disons traditionnel, n’a pris une décision contre les athlètes israéliens. Ce qui conduit un certain nombre d’acteurs à parler de deux poids deux mesures en ne comprenant pas pourquoi la Russie est sanctionnée là où Israël ne l’est pas. »

Pascal Boniface : « Certainement parce que la rivalité géopolitique, les rapports de force géopolitiques sont plus favorables à Israël qu’à la Russie. »

Lukas Aubain, vous êtes spécialiste de la Russie. Est-ce que vous trouvez aussi qu’il y a deux poids deux mesures ou est-ce que c’est vraiment deux choses totalement différentes ?

Lukas Aubain : « Ça faisait des années qu’il y avait des problèmes avec les délégations russes. Notamment aux Jeux olympiques. On sait que depuis 2014, on a eu des révélations de dopage d’État en Russie. Des révélations massives en réalité. Le pays avait déjà été sanctionné plusieurs fois. Au moment où s’est déroulée l’invasion russe de l’Ukraine, les sanctions prises ont été aussi la conséquence des sanctions précédentes. Il y a une forme d’accumulation.

Pour Israël, c’est dans une certaine mesure différent. Plus largement, le problème, c’est plutôt que les instances du sport international prennent des décisions politiques véritablement quand ça leur chante. En général, elles ne prennent pas de décisions politiques. Ce qu’elles disent, c’est qu’elles sont apolitiques, au-delà des nations, au-delà des conflits entre les peuples, au-delà des guerres, etc. Et qu’au contraire, des événements comme les Jeux olympiques, par exemple, sont là pour rassembler l’ensemble de la population et que le sport ne doit pas prendre parti. En réalité, elles prennent des décisions politiques tout simplement.

Du coup, il y a une forme d’incohérence visible à tout ça. On estime qu’actuellement il y aurait dix guerres importantes sur la planète. A partir de là, il faudrait du coup sanctionner toutes les parties ou aucune d’entre elles. Parce que c’est très compliqué de faire une hiérarchie dans les guerres, de faire une hiérarchie dans les morts civils ou militaires, etc. Si le CIO et un certain nombre d’instances internationales du sport ont pris cette décision contre la Russie, c’est aussi à mon sens parce que la Russie mène une guerre sur le territoire de l’Europe.

Après se pose la question de savoir pourquoi, par exemple, l’Arabie saoudite n’a pas été sanctionnée par rapport à la guerre au Yémen. Se pose aussi la question de savoir pourquoi les États-Unis n’ont pas été sanctionnés par rapport à la guerre en Irak en 2003. Et enfin, pour Israël aujourd’hui. Là où je veux en venir, c’est que de manière générale, il y a un deux poids deux mesures. Ce n’est pas forcément lié intrinsèquement à la question d’Israël. Mais plutôt à la difficulté des instances du sport international à se positionner en tant qu’acteur politique. »

Pascal Boniface, les problèmes de dopage pour la Russie en plus de la guerre, c’est ce qui a permis d’exclure plus facilement la Russie ?

Pascal Boniface : « Bien sûr, ça a joué parce que la Russie était déjà exclue en tant que nation des Jeux olympiques à Tokyo. Mais je pense surtout que les États-Unis, les pays occidentaux sont les adversaires de la Russie, sont les rivaux géopolitiques de la Russie et sont les alliés géopolitiques d’Israël. Et donc pour l’instant, ils arrivent encore à faire prévaloir leurs vues. Ce qui est un peu étonnant, c’est que par exemple, un pays comme l’Afrique du Sud qui a demandé qu’Israël soit mis en cause pour génocide devant la Cour internationale de justice, n’ait pas émis une demande comparable pour les Jeux olympiques face au CIO. »

La Belgique pourrait affronter Israël si elle se qualifie pour l’euro. Pourquoi est ce qu’un pays ne dit pas à son équipe de foot vous n’irez pas jouer ?

Lukas Aubain : « Parce que ce serait se mettre en porte-à-faux vis-à-vis des instances sportives qui gèrent tel ou tel sport. Si vous refusez de jouer contre Israël, vous risquez de sanctionner votre pays, vos athlètes, votre équipe nationale. C’est tellement important pour un Etat d’avoir une équipe de foot. Ou d’autres sports selon les régions du monde et la popularité de tel ou tel sport.

Mais c’est vrai que le football, ça reste le sport le plus populaire de la planète. C’est tellement important aujourd’hui d’avoir une équipe de foot nationale que je crois que très peu de pays aujourd’hui seraient prêts à courir le risque d’une exclusion de la part de la FIFA de leur équipe nationale. »

Pascal Boniface : « Parce que dans ce cas-là, la Belgique serait disqualifiée. Elle peut demander éventuellement à l’UEFA de disqualifier Israël du fait de ce qui se passe à Gaza. L’URSS, par exemple, avait refusé de jouer contre le Chili après le coup d’État militaire de 1973. Du coup l’URSS avait perdu le match et c’est le Chili qui avait été qualifié. La Belgique pourrait peut-être saisir l’UEFA en disant vu ce qui se passe à Gaza, il faut adopter la même jurisprudence pour Israël que pour la Russie.

Et dans la mesure où on a interdit à la Russie de jouer les barrages pour la Coupe du monde au Qatar, on doit interdire à Israël de jouer les barrages pour l’Euro 2024. Si la Belgique décide de ne pas jouer, elle perdrait sur les deux tableaux. Parce qu’effectivement, on pourrait dire qu’elle s’oppose à Israël, mais en même temps, elle laisserait Israël être qualifié pour l’euro. Donc elle n’aurait rien à gagner à choisir de ne pas jouer. Choisir de ne pas jouer, c’est en fait s’autosanctionner. »

Est-ce qu’on n’arrive pas tout doucement à un basculement du côté occidental et des Européens et de se dire on peut viser le boycott ?

Lukas Aubain : « Si c’est possible et on peut se poser la question. De mon point de vue, pour le moment, les signaux ne vont pas dans cette direction. C’est-à-dire qu’il y a des critiques. On le voit, on les entend, mais elles ne sont pas suivies d’effets. Après le Qatar 2022 et sa Coupe du monde de football, tout le monde disait, la FIFA comprise, on va essayer de réfléchir à un sport plus écologique, un sport où dans des pays où les droits de l’homme sont respectés, etc. Résultat, quelques mois plus tard, la Coupe du monde 2036 était confiée à qui, à l’Arabie saoudite.

Ce qu’on observe, c’est surtout que les prises de parole des instances du sport international ne sont pour le moment pas suivies d’effet. On ne va pas du tout vers une moralisation du sport mondial. On est plutôt encore dans une logique de dérégulation. Aujourd’hui, ce sont les pays qui ont le plus de moyens qui sont capables de s’acheter ou de s’offrir les plus grandes compétitions de la planète. Longtemps, ça a été l’apanage des pays occidentaux. Aujourd’hui, il faut compter sur un certain nombre de nouveaux acteurs, dont les pays du Golfe, à une époque aussi la Russie, les pays dits émergents, les fameux BRICS. On peut aussi penser au Maroc et un certain nombre d’autres puissances qui arrivent sur le devant de la scène.

De mon point de vue, le sport devient trop important. On ne se dirige pas vers la situation que vous décrivez. Il y a un basculement. Le sport n’appartient plus à une minorité d’États occidentaux. Il appartient désormais à énormément de puissances différentes puisque nous sommes rentrés dans une ère multipolaire. Et au sein de cette ère multipolaire, il y a beaucoup de puissances différentes qui ont envie d’utiliser l’arme du sport à travers notamment des grands événements sportifs. »

Pascal Boniface : « Pour l’Euro, c’est l’UEFA qui est compétente et donc les autres pays arabes ou africains n’ont pas de décision à prendre. Si la Russie n’a pas pu participer à la Coupe du monde et aux barrages de la Coupe du monde, ce n’est pas la FIFA qui l’a exclue, c’est l’UEFA. Parce qu’elle devait participer à des barrages au sein de l’UEFA. Israël est dans la l’UEFA.

Et donc si l’UEFA décide que du fait des bombardements et du nombre de morts sur Gaza et de la famine qui est en train d’être mise en place, Israël doit être exclu des compétitions sportives comme elle avait exclu la Yougoslavie en 92 de la Coupe d’Europe. La Yougoslavie était qualifiée et l’UEFA a décidé d’exclure la Yougoslavie. Elle pourrait le décider pour Israël effectivement aussi. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. »

 

Propos recueillis par Pierre Lambert pour RTBF.
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