ANALYSES

Football : «Le vivier de pratiquants est du côté des femmes»

Presse
27 juin 2019
Interview de Carole Gomez - Libération
La féminisation du ballon rond se traduira-t-elle forcément par une adoption des codes masculins ? Ou un autre modèle est-il envisageable ? La chercheuse Carole Gomez, spécialiste de la géopolitique du sport, livre son analyse pour «Libération».
En quoi 2018 a-t-elle été une «étape majeure» dans l’histoire du football, selon votre expression ?

Pour nous, il y a vraiment eu un basculement en 2018 et plusieurs éléments peuvent en témoigner. Au niveau du terrain d’abord : il n’y a jamais eu autant de matchs joués par des sélections nationales féminines. D’après notre recensement, 50 sélections féminines nationale ont joué en 1991, et 159 en 2018. Il ne reste d’ailleurs que seize fédérations qui ne disposent pas de sélection féminine ou ne l’ont jamais fait jouer. Les matchs se sont multipliés mais aussi mondialisés : la pratique féminine se développe sur tous les continents, notamment en Afrique et en Asie. Il y a aussi eu l’attribution pour la première fois d’un ballon d’or à une femme, Ada Hegerberg. Enfin la Fédération internationale de football (Fifa) a publié sa première stratégie globale pour le football féminin qui marque la volonté de mettre en place une stratégie sur le long terme. La Coupe du monde 2019, même si elle n’est pas finie et qu’il faut être prudents sur les conclusions qu’on peut en tirer paraît être également une nouvelle montée en puissance de cette pratique. Cependant, on ne sait pas si on doit voir le verre à moitié plein, puisque le chemin parcouru depuis les années 90 est considérable, ou à moitié vide, car il reste de nombreux défis à relever. La question de la féminisation ne se résume pas à la présence de joueuses, mais doit englober la question des entraîneures, de l’arbitrage, et des femmes dans les instances dirigeantes.



Quels changements la féminisation du football peut-elle apporter dans le foot voire dans le sport ?

Cela dépend de quelle féminisation on parle : sur le terrain, dans les instances, dans les médias ? Je ne suis pas sociologue, mais des études montrent que le fait d’avoir plus de femmes dans les organigrammes permet de renforcer la lutte contre les préjugés et les stéréotypes et de favoriser le bon fonctionnement d’une institution. Ouvrir la porte permet de faire entrer de nouvelles réflexions, d’alimenter le débat, en limitant l’entre-soi.



Vous posez une question fondamentale dans ce rapport : la pratique féminine doit-elle dupliquer le modèle masculin ?

Oui, les différents économistes qu’on a pu rencontrer ont soulevé cette question : face à une popularité plus importante, une médiatisation croissante, on est à une heure de choix concernant le modèle économique de la pratique féminine. On a plusieurs solutions : soit on suit les traces du football masculin avec tous les défauts qui sont parfaitement connus, soit, parce que les choses ne sont pas encore figées, on peut choisir comment construire cette pratique. Va-t-on faire appel à certains sponsors ? Va-t-on inventer un modèle qui ne sera pas forcément fondé sur la billetterie, les droits télés, le sponsoring, etc. ? Ce sont des questions sur lesquelles on doit d’ores et déjà réfléchir parce que potentiellement dans quelques années il sera trop tard, des habitudes seront prises et les enjeux seront trop importants pour être bousculés. Il est l’heure de savoir comment inventer un modèle pérenne, viable et qui ne reprenne pas les erreurs du modèle masculin.


Plusieurs pistes sont lancées. Des hypothèses ont été faites sur l’évolution d’une ligue fermée qui permet de sécuriser un certain nombre d’investissements. On peut aussi imaginer s’inspirer en partie du modèle masculin et aussi d’autres sports ou d’autres pays. Il existe une marge de manœuvre. Mais dans quelques années, compte tenu de cet appel d’air et de la volonté d’un certain nombre d’acteurs privés d’investir, la pression sera grande. Il faut susciter un débat et réunir autour d’une table les acteurs, des personnes qui étudient le modèle économique, des sociologues, des historiens. D’autant que la Fifa a bien saisi l’enjeu, ce qu’elle considérait comme quelque chose d’accessoire devient une de ses priorités, avec une volonté d’en faire un business.



Y a-t-il un risque d’échec ou de ralentissement de la féminisation dans le football ?

L’intérêt de la Fifa fait une différence. Et un certain nombre de fédérations ont bien compris que le vivier de pratiquants était du côté des femmes. Par contre on n’est pas à l’abri d’un modèle mal pensé sur le long terme. Il faut par exemple qu’une pratique régulière soit possible, et que des championnats nationaux, jeunes, des tournois soient organisés. L’Unesco a aussi identifié la nécessité d’avoir un observatoire sur la pratique du sport féminin. On ne peut que soutenir cette initiative. De notre point de vue il faut aussi encourager et développer la recherche car on s’est heurtés à un manque cruel de données.


J’aurais tendance à être plutôt optimiste parce que tous nos interlocuteurs ont répondu par la négative quand on leur demandait si un retour en arrière était possible. En revanche, il peut y avoir une stagnation. Ce n’est pas seulement ce qui se passe pendant la Coupe du monde qui est important, c’est aussi ce qui va se passer dans les six mois à un an qui vont suivre. S’il y a un élan d’inscription de filles dans les clubs mais que les dispositifs ne sont pas à la hauteur de leurs attentes, il y a un risque de déception. Le plus gros challenge sera de continuer à parler de cette pratique sur le long terme et les médias ont un rôle essentiel.



Peut-on envisager, tant qu’il n’y a pas assez de joueuses, l’organisation de matchs mixtes ?

C’est une question essentielle qui, pour l’instant, est plutôt écartée par la fédération. Mais de plus en plus d’initiatives sur la pratique mixte se lancent, même en dehors de toute fédération. Là aussi c’est une vraie question : quelle mixité, et comment la mettre en œuvre ? Il y a peut-être une nécessité de mettre des règles plus strictes pour que la mixité soit réelle sur le terrain. C’est la question des quotas, par laquelle on serait obligés de passer dans certains cas pour arriver à avoir une réelle pratique mixte qui perdure.



Les joueuses de l’équipe de France ne portent pas forcément ce type de revendications publiquement…

Leur boulot n’est pas d’être porte-parole ou représentantes mais de jouer les matchs. En revanche certaines joueuses d’autres pays sont plus politisées. Le fait de pratiquer le football dans certains pays d’Amérique du Sud est une revendication à part entière par exemple. Au Chili, à partir de 2015, la fédération a abandonné la sélection féminine. Une association a été créée, l’Anjuff, [l’Association nationale de joueuses de football féminin au Chili, ndlr] qui a suppléé à la fédération en offrant aux femmes la possibilité de s’entraîner, de jouer, d’exister. Et c’est grâce à ce travail que les filles de l’équipe du Chili ont réussi à se qualifier pour cette Coupe du monde. Certaines femmes ont de réelles difficultés pour jouer au football, trouver un équipement, et résister à un certain nombre de pressions sociales, familiales, religieuses ou politiques dans ces pays-là.

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