ANALYSES

Mettre l’intelligence collective au service du politique

Presse
4 novembre 2018
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Colloque, think tanks, mettre la recherche au service de la politique.
Conseil d’Etat / Flickr, CC BY

Marie-Cécile Naves, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Qui incarne l’intellectuel public en France, aujourd’hui ? Quelle influence les travaux de la recherche publique ont-ils auprès des décideurs politiques ? Quoique posées de manière récurrente par des historiens, des politistes et des sociologues, ces questions conservent toute leur pertinence et trouvent un nouvel éclairage avec l’essai, qui vient de paraître, d’Agathe Cagé, « Faire tomber les murs entre intellectuels et politiques », publié dans la collection « Raison de plus » que dirige par Najat Vallaud-Belkacem chez Fayard.

L’intérêt du livre est triple. D’une part, il pose un constat et un diagnostic renouvelés sur la faible porosité des champs scientifique et politique à partir de plusieurs thèmes concrets de l’agenda – les inégalités scolaires, le « care », la fin de vie, la réforme fiscale, le revenu universel. D’autre part, il actualise la réflexion sur les « passeurs », les « traducteurs » que sont les think tanks. Enfin, il propose des perspectives de travail pour mettre l’intelligence collective – scientifique, mais aussi citoyenne – au cœur des processus d’élaboration des politiques publiques.

Une concurrence pour la parole publique


La figure française idéal-typique de l’intellectuel, universel avec Sartre, spécifique avec Foucault ou total avec Bourdieu, a vu sa prétendue « disparition » susciter autant de regrets à l’extérieur comme à l’intérieur de nos frontières. Les intellectuels ont-ils vraiment quitté la scène ou bien leur activité et leur rôle se sont-ils transformés ?

L’évolution, depuis les années 1970, de la sphère intellectuelle française a complexifié les rapports entre les champs universitaire, médiatique et éditorial. La spécialisation grandissante des disciplines scientifiques et la raréfaction des postes en sciences humaines et sociales à l’université et au CNRS ont eu pour corollaire la défense d’identités professionnelles, qualifiée par certains de « crispation », dont les critères de légitimité d’entrée, de progression et de reconnaissance dans le champ sont avant tout les publications dans des revues à comité de lecture. S’aventurer dans l’espace public de débat, en particulier dans les mass media, ce qui implique de vulgariser son discours, au mieux n’est pas valorisé, au pire est pénalisant dans une carrière scientifique.

La voie est alors laissée libre à d’autres figures, expertes et surtout experts auto-institué·e·s, qui s’adaptent sans peine à un format médiatique leur demandant de parler de tout, adhèrent à la tentation sensationnaliste tout en goûtant peu la nuance et la pensée complexe. Ce format sied particulièrement, désormais, aux relais d’une idéologie identitaire excluante, qui rejettent les idées d’émancipation, voire qui affichent ouvertement une nostalgie du pétainisme.

C’est en partie avec cette « défaite de la complexité » que la gauche a perdu la bataille culturelle. En partie, parce que le contexte était favorable depuis les années 1970, la décrédibilisation du communisme – confondu avec le maxisme – ayant permis une inversion du rapport de forces entre intellectuels de gauche et intellectuels libéraux, à laquelle s’est ajouté l’avènement des pourfendeurs des acquis de mai 1968.

La décennie 1980, celle de la fin des « grands récits », a promis de vaincre l’idéologie pour promouvoir l’expertise technique – mais désidéologiser ne revient-il pas à imposer une idéologie, en l’occurrence néolibérale, censée être incontestable ? Le déclin des « humanités » a par ailleurs été compensé par le triomphe de l’analyse économique ou plutôt de l’« économisme » dans lequel toute démonstration chiffrée fait loi parce qu’elle rassure, en période d’incertitude. Les spécialistes d’économie ou d’économétrie sont ainsi nombreux à occuper des postes à responsabilité dans la haute fonction publique.

« L’intellectuel hybride »


Comme le rappelle Agathe Cagé, l’émergence, dans les années 1980-90, puis la multiplication, à partir des années 2000, des think tanks, en France, a eu pour but de convoquer et de valoriser une expertise qui ne produit pas nécessairement de pensée nouvelle mais se fait fort de la mettre en mots médiatiques et politiques, de la « traduire » en propositions de politiques publiques. Certains chercheurs y gravitent aux côtés de hauts fonctionnaires, de responsables syndicaux et politiques, en période de routine ou pendant les campagnes électorales.

Beaucoup tirent parti de leur multipositionnalité professionnelle. Ils sont ce que l’auteure appelle des intellectuels « hybrides », l’hybridité devant être définie comme « un processus, non une identité ». Leurs « appartenances multiples » les dotent de « capitaux propres à plusieurs mondes (codes, langages, etc.) » mais ne doivent pas occulter le fait que les think tanks reproduisent une endogamie, leurs membres étant issus des mêmes formations, des mêmes réseaux, des mêmes parcours militants. On y déplore aussi une très faible diversité en termes d’origines et de sexe.

Les think tanks sont en outre un objet mal identifié en France, ce qui, comme l’a montré notamment le politiste Donald Abelson dans son ouvrage Do Think Tanks Matter ?, n’est pas le cas aux États-Unis et au Canada, mais aussi en Belgique ou encore en Allemagne, en l’absence d’équivalent de l’ENA. L’existence de cette dernière, qui fournit l’essentiel des experts de haut niveau de l’administration et de la politique françaises, fait que Terra Nova ne sera jamais le Center for American Progress et que la Fondation pour l’Innovation politique ne sera jamais Heritage Foundation.

Parce que l’ENA institue une élite politique via une formation technique pointue mais fermée à d’autres types d’élites, les travaux des chercheurs, explique Agathe Cagé – elle-même énarque, normalienne et docteure en science politique –, sont rarement repris par les politiques et en tout cas, ne peuvent l’être tels quels.

Que proposer au politique et comment ?


Comment, alors, traduire, et par quels canaux, une idée ou un concept scientifique en proposition politique opérationnelle ? Autant les constats et les diagnostics des chercheurs et des think tanks sont souvent validés, autant les recommandations qui en découlent sont difficiles à mettre en place par les décideurs. Elles nécessitent des arbitrages complexes, risquent de heurter les organisations syndicales, sont susceptibles de faire un (mauvais) buzz médiatique ou sont jugées déconnectées des réalités administratives, juridiques, règlementaires ou budgétaires.

Le sujet de la fin de vie est un bon exemple de la possibilité de faire entrer le débat scientifique interdisciplinaire au Parlement, sur un enjeu tout autant médical que philosophique, sociologique et éthique. Néanmoins, ce n’est pas la règle. Les chercheurs qui, sous le quinquennat Hollande, ont porté l’idée d’une fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG n’ont pas su ou pu, selon Agathe Cagé, accepter sa traduction dans les différents rouages politiques.

La question du « care », en 2010, est une autre illustration. Plus qu’un simple projet de redistribution, c’est, nous dit l’auteure, une autre « organisation des rapports sociaux », fondés sur davantage de solidarité et d’engagement, qui est posée. Concept académique, le « care » a été très vite abandonné par les politiques français de gauche comme de droite. Le « revenu universel » connaîtra le même destin. Rejet d’une proposition idéaliste ou refus d’une pensée complexe ? Propulsé comme l’idée phare du programme de Benoît Hamon en 2017, le revenu universel a été la cible des critiques contre le candidat socialiste. On ne transforme pas facilement une utopie en politique publique.

Promouvoir l’intelligence collective


Aujourd’hui, les désordres de l’information prospèrent. La vox populi et ses relais de démagogues et d’extrémistes cherchent à disqualifier les scientifiques. L’exemple pris par Agathe Cagé est particulièrement parlant : il s’agit de la lutte contre les inégalités de destin scolaire. Alors que « les liens entre inégalités et échec scolaire sont connus et extrêmement bien documentés » par les travaux scientifiques français et internationaux, le poids d’une certaine opinion publique – favorable à l’égalité à condition que ses propres enfants bénéficient de conditions leur permettant de réussir mieux que les autres, selon la logique du NIMBY (Not in my back yard) – et les polémiques médiatiques dissuadent toute réforme de fond. Combat contre le déterminisme social et l’autocensure, atouts de la mixité sociale pèsent peu face à la course à la réussite individuelle et au poids toujours dominant du diplôme initial. C’est sans doute la preuve qu’il faut promouvoir un autre modèle de société en commençant par l’École, où la compétition et la concurrence céderaient le pas à la coopération et à la bienveillance.

Comment mettre l’intelligence collective au service de l’agenda politique ?, demande Agathe Cagé. Comment élargir, tout en l’organisant, l’espace public de débats ? Comment créer davantage de ponts entre les travaux scientifiques et la décision publique ? On pourrait répondre qu’il importe de promouvoir la recherche interdisciplinaire non seulement à l’ENA mais dès l’école primaire ; de valoriser, dans la carrière des chercheurs, la participation au débat citoyen ; de multiplier et faciliter les passerelles entre toutes les formations, à tous les âges de la vie.

Il importe en effet de recréer du « nous » alors même que la société aspire à un niveau plus élevé de connaissances. Pour concurrencer efficacement les « notables » et les « polémistes » – les intellectuels médiatiques – dont parle Gisèle Sapiro, on pourrait ainsi jeter les bases d’une forme renouvelée et collective d’intellectuel spécifique. La bataille de la complexité doit être menée pour défaire les peurs, redonner de l’espoir et construire un récit collectif émancipateur.

Comme l’écrit Agathe Cagé, « l’attention portée aux autres, si elle est au cœur d’un projet de société partagé par le plus grand nombre, peut se révéler bénéfique pour chacun ». Sans doute le pari de l’utopie mérite-t-il d’être tenté.




Agathe Cagé, « Faire tomber les murs entre intellectuels et politiques », Fayard, collection « Raison de plus », sortie le 5 novembre 2018.The Conversation

Marie-Cécile Naves, Chargée de cours, docteure en science politique, chercheuse associée à l’IRIS, directrice des études de Sport et Citoyenneté, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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