ANALYSES

Turquie, réforme constitutionnelle : vers un régime autoritaire et personnalisé ?

Interview
18 janvier 2017
Le point de vue de Didier Billion
Le Parlement turc doit se prononcer à partir de mercredi 18 janvier, en seconde lecture sur une nouvelle Constitution qui supprime notamment le poste de Premier ministre. Quelles étapes manquent à l’adoption de la réforme ? Vers quel type de régime s’oriente la Turquie ?

L’enjeu du vote du 15 janvier était d’atteindre la majorité des trois cinquièmes pour les partisans de cette réforme. C’est chose, faite. En cas de nouvelle approbation du texte par les trois cinquièmes du Parlement en seconde lecture ce mercredi, une procédure référendaire sera lancée afin de valider le projet de réforme constitutionnelle et ses dix-huit nouveaux articles.

Cela fait plusieurs années que Recep Tayyip Erdoğan souhaite cette réforme. Il arrive aujourd’hui à ses fins. Cette perspective de constitution présidentialiste a pourtant été l’objet d’une vive contestation par le passé. Les partis d’opposition craignaient, à juste titre, que la nouvelle constitution ne soit faite sur mesure pour servir les intérêts de Recep Tayyip Erdoğan et qu’elle aggrave la nature autoritaire et personnalisée de l’exercice du pouvoir en Turquie.

Si le Parti de la justice et du développement (AKP) a obtenu la majorité des trois cinquièmes hier, c’est en faveur d’une alliance avec le parti de la droite radicale, le Parti d’action nationaliste (MHP). On peut supposer que le MHP a obtenu, en échange de ses voix, des concessions sur la question kurde de la part de M. Erdoğan. Le MHP est en effet violemment anti-kurde et opposé à toute perspective d’élargissement de leurs droits politiques et culturels. Le MHP s’oppose également à toute solution politique à ce défi central que doit affronter la Turquie.

En cas d’adoption du projet de réforme constitutionnelle, le président verra ses pouvoirs augmenter de manière considérable. Le poste de Premier ministre serait notamment supprimé. Décision historique, ce système de primature existant depuis la création de la République de Turquie en 1923.

En outre, un ou plusieurs postes de vice-présidents seraient créés. Ils seraient évidemment subordonnés au président Erdoğan qui les nommerait en dehors de tout contrôle parlementaire. Le président aurait également la prérogative de nommer et révoquer les ministres. Avec ce projet, on peut également craindre que l’exécutif exerce une influence de plus en plus significative sur la justice. Le président – et le Parlement, il est vrai – choisiront ensemble quatre membres du Haut conseil des juges et procureurs chargés de nommer et de destituer le personnel du système judiciaire. Le Parlement en nommant pour sa part sept autres.

Enfin, le projet de constitution prévoit des élections législatives et présidentielles simultanées tous les cinq ans. Considérant que les prochaines élections doivent se tenir en 2019, la nouvelle constitution offrirait à Recep Tayyip Erdoğan la possibilité de se présenter encore deux fois. En cas de succès électoral, il exercerait le pouvoir jusqu’en 2029. Si l’on se tient à ce schéma, la page Erdoğan est loin d’être tournée…

Comment expliquer l’impuissance de l’opposition? Selon-vous, Recep Tayyip Erdoğan bénéficie-t-il également du soutien de la population qui devra approuver la réforme par référendum ?

L’alliance MHP-AKP rend mathématiquement minoritaires les deux partis d’opposition, le kurdiste Parti démocratique des peuples (HDP) et le kémaliste du Parti républicain du peuple (CHP) au sein du Parlement. Ils ne peuvent par conséquent empêcher l’approbation du projet de constitution en deuxième lecture. De plus, la purge en cours a contribué à affaiblir le poids du HDP au Parlement puisque dix de ses parlementaires sont actuellement incarcérés.

Si la procédure parvient à son terme, c’est-à-dire au référendum, ce seront aux citoyens de se prononcer sur le projet de constitution et il est aujourd’hui impossible de prédire l’issue du scrutin.

Un regard superficiel sur la vie politique en Turquie laisserait à penser que le référendum sera une formalité pour Recep Tayyip Erdoğan. Il domine en effet la scène politique et la répression des voix discordantes s’est accrue, notamment au prix des purges massives opérées au moins depuis le 15 juillet dernier. D’ailleurs, je pense que le choix d’organiser le vote du projet de réforme le 15 janvier n’est pas anodin (6 mois jour pour jour après la tentative de coup d’Etat). Mais derrière cette « toute puissance » d’Erdoğan, mon regard est nuancé. Selon moi, M. Erdoğan est une sorte de colosse aux pieds d’argile et son électorat pourrait, à l’avenir, s’effriter au gré des difficultés économiques qui traversent la Turquie ces dernières années et qui s’amplifient ces dernières semaines.

Depuis 2002, Recep Tayyip Erdoğan a été en mesure de remporter tous les scrutins en s’appuyant sur de très bons résultats sur le plan économique. Aujourd’hui, la conjoncture est différente et on peut imaginer que, mécaniquement, une partie de cet électorat se détourne de l’AKP. Ce recours référendaire n’est donc pas gagné d’avance. Il se pourrait que la toute-puissance d’Erdoğan ne soit qu’une puissance de façade et que la conjoncture économique actuelle l’empêche d’obtenir les 51% nécessaires à l’adoption de son projet.

Ce qui est sûr c’est que d’importants moyens seront mis en œuvre par la machine électorale que représente l’AKP. Ses militants feront du porte-à-porte, se mobiliseront intensivement tandis qu’Erdoğan multipliera ses interventions pour influencer les électeurs. En face, l’opposition est affaiblie. Notamment les kémalistes et les kurdistes trop affaiblis aujourd’hui pour mobiliser et s’imposer dans le débat. Dans tous les cas, les jeux ne sont pas faits. Une marge d’incertitude subsiste.

La Turquie est de plus en plus sujette aux attaques terroristes, alors que l’auteur de l’attentat du Nouvel an de la discothèque Reina n’a été arrêté que le 16 janvier, soit deux semaines après. Est-ce un aveu de faiblesse de la part des services de sécurité turcs ?

Nous nous devons tout d’abord d’apporter notre solidarité envers les Turcs qui font face à une vague d’attentats de plus en plus fréquents ces derniers mois. Ces attaques sont revendiquées soit par des groupes affiliés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) soit par l’Etat islamique. Néanmoins, la politique de polarisation et de radicalisation de M. Erdoğan n’est pas étrangère à la multiplication des attentats.

Face à la répétition des attaques, les autorités turques sont en mesure d’en déjouer un certain nombre, ce qui a été le cas, mais elles ne peuvent empêcher toutes les tentatives d’aboutir. Face à des groupes qui disposent de moyens logistiques conséquents, il n’existe pas de parade infaillible, la France en sait quelque chose…

Mais au moment où la Turquie a besoin d’un appareil d’Etat efficient, celui-ci s’est considérablement affaibli. C’est une conséquence des purges massives qui ont touché la police, les services de renseignement, l’institution militaire et la magistrature. Dans une situation de chaos régional et de tensions internes en Turquie, notamment à cause des affrontements entre l’armée et les séparatistes kurdes, le pays a plus que jamais besoin d’un appareil d’Etat fonctionnel. A l’heure actuelle, il n’est pas en mesure de mener efficacement sa lutte anti-terroriste. Cette situation est de nature à inquiéter.
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