ANALYSES

L’attentat d’Ankara va-t-il déstabiliser la démocratie turque ?

Interview
12 octobre 2015
Le point de vue de Didier Billion
Au lendemain de l’attentat meurtrier à Ankara, gouvernement et opposition désignent chacun un coupable : l’Etat islamique, l’AKP, le PKK ou le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C). Que cela révèle-t-il du climat général au sein du pays ?
A ce stade, il est absolument impossible d’imputer cet attentat à tel ou tel commanditaire hypothétique. Les autorités politiques turques ont désigné l’État islamique ou le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) comme en étant de possibles responsables. Le Parti démocratique des peuples (HDP), parti légal et parlementaire comportant 80 députés, ne cesse pour sa part de pointer la responsabilité du gouvernement et tout particulièrement celle de Recep Tayyip Erdoğan. Il ne faut pourtant pas rentrer dans ce type de logique en l’absence d’éléments tangibles. Il y a un devoir de précaution et de méthodologie élémentaires.
Toutefois, indépendamment de ceux qui ont commandité cet attentat, cet évènement s’inscrit dans un climat politique délétère, dans une stratégie de la tension mise en œuvre par le président de la République turc.
Le projet d’Erdoğan est de présidentialiser le régime. Pour ce faire, il doit procéder à une modification de la constitution, ce qui implique d’avoir une majorité qualifiée au Parlement. Or, les résultats des élections législatives du 7 juin dernier n’ont pas donné le résultat souhaité par le président puisque son parti atteignait un peu plus de 40% des voix, ne lui permettant pas d’obtenir cette majorité qualifiée. Sur ce, il y eut un grave attentat le 20 juillet à Suruç, qui a entraîné le président à se saisir de la nouvelle séquence politique ouverte par cet attentat pour jouer cette stratégie de la tension. Il n’a eu de cesse, depuis lors, de dénoncer le terrorisme, qui se décline pour lui de deux façons : l’État islamique et le PKK. Ce ne sont pourtant pas des organisations comparables, ni par leur histoire, ni par leur méthode de fonctionnement, ni par leur projet politique. L’objectif d’Erdoğan est de jouer les clivages et la polarisation politiques au sein du pays, de façon à obtenir un meilleur score aux élections législatives anticipées du 1er novembre prochain. Il prend le risque extrêmement préoccupant de mettre le pays à feu et à sang à des fins électorales, d’autant que tous les sondages produits ces dernières semaines avant l’attentat indiquaient que, les rapports de force entre les partis politiques seraient très peu modifiés.
Si l’attentat d’avant-hier ouvre bien entendu une nouvelle séquence, la stratégie de la tension qui a été mise en œuvre par le président est un fait avéré.

Que peut-on attendre des élections législatives à venir dans un tel contexte ?
On peut être inquiet sur la façon dont ces élections législatives se préparent. L’attentat constitue une actualité tragique mais on observe déjà depuis des semaines d’intenses tensions et de violents affrontements entre « kurdistes » et forces de sécurité à l’Est et au Sud-Est de la Turquie où des villes se trouvent dans un état quasi insurrectionnel. Il y a eu à la mi-septembre des attaques contre environ 300 bureaux de représentation du HDP. Des journaux comme le Hürriyet, l’un des principaux quotidiens turcs, ont également été attaqués par des bandes de nervis. Cette campagne électorale se déroule ainsi dans les plus mauvaises conditions. On peut même se demander si à l’Est de la Turquie les gens pourront aller voter le 1er novembre.
Quant aux résultats escomptés, et si l’on s’en tient aux sondages d’opinion, il ne devrait pas y avoir de modifications des rapports de force. Cela signifie en d’autres termes que, dans l’hypothèse où les élections se tiennent bien – l’éventualité d’un report n’étant pas à exclure au vu de la dégradation de la situation –, et si les résultats sont à peu près conformes aux sondages, nous rentrerions dans une séquence identique à celle du mois de juin, c’est-à-dire la nécessité de parvenir à la création d’un gouvernement de coalition, aucun parti n’atteignant la majorité absolue au parlement. Si tel est le cas, la Turquie aura perdu plusieurs mois.
Outre la dégradation de la situation politique, on observe une dégradation de la situation économique. Pourtant dotée de formidables atouts, l’économie turque ne se porte pas bien. Les investissements directs étrangers sont en train de se ralentir considérablement au vu de l’instabilité politique et le taux de change entre la lire turque, le dollar et l’euro, est en train de se dégrader au détriment de la valeur de la monnaie turque. Cela est très inquiétant.

La Turquie n’est-elle pas en train d’être contaminée par l’instabilité régionale dont l’épicentre se trouve en Syrie et en Irak ?
Bien entendu. C’est un des paramètres fondamentaux pour comprendre ce qui se passe. Outre les désordres intérieurs qui ont leur propre dynamique, la Turquie se trouve dans un environnement pour le moins chaotique. Il faut rappeler qu’il y a plus de neuf-cents kilomètres de frontière avec la Syrie et deux millions deux cent mille réfugiés syriens en Turquie, ce qui représente à peu près sept milliards de dépenses pour le pays. Les désordres, le chaos et la barbarie qui existent en Syrie ont des incidences dans le pays, d’autant que le président Erdoğan poursuit le même objectif obsessionnel depuis maintenant plus de quatre ans et demi, celui de faire tomber le régime de Bachar al-Assad. Pour ce faire, il a eu quelques complaisances à l’égard d’organisations djihadistes. Il en soutient même aujourd’hui encore certaines ouvertement comme l’Armée de la conquête, partiellement structurée par le front Al-Nosra, filiale syrienne d’Al-Qaïda, soutenue également par le Qatar et l’Arabie Saoudite.
Il est évident que cette stratégie politique à l’égard de la crise syrienne a des conséquences négatives sur l’équilibre en Turquie. Il est d’autant plus irresponsable de la part du président de la République de ne pas suffisamment mesurer les incidences négatives que peut entrainer cette situation régionale sur les dynamiques politiques en Turquie.
Il n’y a pas de mur étanche entre les différentes crises qui déstabilisent considérablement le Moyen-Orient. Il serait véritablement dramatique que la Turquie, qui jusqu’alors apparaissait comme un pôle de stabilité, tombe à son tour dans un désordre que personne ne contrôlerait.
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