ANALYSES

Pékin face à la crise des Rohingyas, le pragmatisme économique comme clé de voûte de la diplomatie chinoise

Tribune
9 juillet 2015
Par Mathilde Tréguier et Romée Poirson, Collaborateurs de l’Observatoire stratégique de l’Asie de l’IRIS
Deux crises humanitaires ont récemment ébranlé l’Asie et illustré l’attitude chinoise au sein de sa zone d’influence directe. Un séisme de grande magnitude au Népal en avril dernier a causé la mort de plus de 7000 personnes, auquel s’est ajoutée, deux semaines plus tard, la découverte en mer de plusieurs centaines de migrants Rohingyas birmans et bengalis à la dérive sur des embarcations de fortune. En réaction, la Chine a annoncé l’envoi au Népal de soutiens financiers massifs s’élevant à 3,3 millions de dollars. Toutefois, elle ne s’est pas exprimée sur la situation des réfugiés birmans alors même que plusieurs bateaux militaires chinois s’étaient rendus jusqu’en mer d’Andaman en 2013 pour rejoindre les patrouilles anti-piraterie agissant sur les côtes somaliennes. Comment expliquer ce contraste dans l’attitude chinoise vis-à-vis de deux crises humanitaires dans son voisinage proche ? Pourquoi la Chine, qui aurait pu saisir une nouvelle occasion de s’affirmer comme un leader régional, ne l’a pas fait lors de la crise des réfugiés Rohingyas en mer d’Andaman et comment interpréter ce silence diplomatique ?

La Chine est présente depuis de nombreuses années dans l’État d’Arakan, état frontalier du Bangladesh, au nord-ouest de la Birmanie, d’où étaient originaires une partie des migrants dits « Rohingyas », retrouvés en mer en mai dernier. On estime que cette communauté, largement minoritaire à l’échelle nationale, représente un tiers de la population de l’État d’Arakan, soit environ un million d’habitants. Pourtant, ces Rohingyas ne sont pas reconnus comme citoyens birmans par le gouvernement, et vivent pour la plupart dans des conditions précaires au sein de villages organisés, lorsqu’ils n’ont pas tout simplement été déplacés dans des camps aux conditions insalubres à l’intérieur même de leur État d’Arakan, à la suite des violences entre la communauté bouddhiste et musulmane en 2012. La Chine, qui possède des intérêts économiques majeurs dans cette région de la Birmanie, est bien au fait de la situation. À Kyaukpyu, à 120 kilomètres au sud de Sittwe, la capitale de l’État d’Arakan, un oléoduc et un gazoduc ont été achevés en 2013 (Shwe Gas Project), avec l’objectif pour la Chine, assoiffée d’hydrocarbures, d’assurer l’acheminement de pétrole et de gaz naturel vers le Yunnan au sud-ouest de son territoire, en évitant le détroit de Malacca, entièrement sécurisé à l’heure actuelle par les forces navales indonésiennes, malaisiennes et singapouriennes. Ce projet est opéré en majorité par une entreprise d’Hong Kong, contrôlée à 51% par l’entreprise pétrolière chinoise CNPC (Chinese National Petroleum Corporation) et minoritairement par l’entreprise nationale birmane MOGE (Myanmar Oil and Gas Enterprise). Dans cette même commune de Kyaukpyu, des centaines de maisons appartenant à la communauté Rohingya ont été brûlées et des villages entiers réduits à néant par des nationalistes Rakhine en octobre 2012, c’est-à-dire pendant la période de construction du pipeline.

À noter qu’en sus de ces intérêts économiques, l’État d’Arakan présente aussi un intérêt géostratégique pour la Chine. Cette région orientale de la Birmanie est en effet également fortement marquée par l’influence indienne, rivale régionale de la Chine. La région est devenue le théâtre d’un nouveau jeu, les deux puissances régionales s’efforçant d’étendre leurs zones d’influence respectives. Ainsi New Delhi a-t-elle déjà investi plus de 200 millions de dollars dans la construction d’un port en eaux profondes à Sittwe, qui va permettre un accès au Golfe du Bengale pour ses états enclavés du Nord-Est (notamment Mizoram), tout en reliant les ports de sa côte orientale (Calcutta, et dans une moindre mesure Chennai) au marché asiatique. En outre, l’Inde est actionnaire dans le projet chinois de pipeline, illustrant la rivalité commerciale et énergétique sino-indienne dans la région.

Pour s’assurer le soutien des autorités locales, les deux puissances régionales se sont récemment rapprochées du Rakhine (ou Arakan) National Party (ANP, anciennement connu sous le nom de Rakhine Nationalities Development Party), le parti majoritaire dans le Rakhine, siégeant au Parlement national (Hluttaw), dont l’objectif est de défendre la nation arakanaise et les intérêts de l’ethnie majoritaire Rakhine, en contrant ouvertement l’influence de la communauté musulmane. Ce parti a en effet construit sa base électorale sur une attitude critique à l’égard de la population musulmane Rohingya, et défend avec vigueur les valeurs bouddhistes vis-à-vis des influences extérieures. En avril 2013, des leaders de l’ANP (à l’époque RNDP) ont ainsi été invités à Pékin par le Parti Communiste Chinois (PCC), afin de discuter des intérêts économiques communs sino-Rakhine. Cette visite a été suivie d’une invitation officielle de la Délégation Commerciale Chinoise par l’ANP à visiter plusieurs villes stratégiques de l’État d’Arakan, notamment Sittwe, Kyawphyu, et Thandwe.

Pékin n’a donc aucun intérêt à couper ces liens longuement tissés, garants de ses intérêts économiques et géostratégiques, en critiquant l’attitude des Rakhines vis-à-vis de la communauté musulmane Rohingya. Si Modi affirmait ainsi lors d’un discours à Shanghai le 16 mai dernier « qu’il est de la responsabilité de l’Inde et de la Chine de se serrer les coudes pour aider le monde entier », la mise en pratique de ces propos philanthropiques semble encore évasive, surtout lorsque des intérêts économiques entrent en jeu.

Au-delà de la question de l’Arakan, la visite la semaine dernière à Pékin de la chef de file de l’opposition, Daw Aung San Suu Kyi, a permis de mieux comprendre la position actuelle de la Chine à l’égard de la Birmanie. D’abord, la Chine est confrontée à l’influence croissante de l’Occident, qui voit dans le processus de transition politique, engagé depuis 2011 par les autorités birmanes, un moyen de contrer l’ascendant de l’Empire du Milieu dans la région. En outre, plusieurs incidents économiques entre les autorités chinoises et birmanes (suspension du projet de barrage Myitsone par le gouvernement birman), et politiques (conflits ethniques à la frontière avec la Chine suscitant des tensions diplomatiques entre Pékin et Nay Pi Taw), ont déstabilisé la relation sino-birmane. Dans ce numéro d’équilibriste, la Chine cherche donc à rassurer son partenaire. Ainsi, si le contenu de la visite d’Aung San Suu Kyi à Pékin est resté confidentiel, l’objectif pour les Chinois est clairement de s’assurer du soutien d’un futur leader politique et d’apaiser les relations tumultueuses avec la Birmanie voisine.

Il n’est donc pas surprenant d’observer ce fossé entre l’envoi immédiat de secours par Pékin au chevet de Katmandu – partenaire commercial et stratégique d’importance dans le contexte de rivalité avec l’Inde et de la question du Tibet – et le lourd silence diplomatique à l’égard de la crise des migrants Rohingyas – minorité persécutée par les garants des intérêts économiques chinois dans l’Arakan. Cette attitude s’inscrit dans la ligne de conduite chinoise de contenir ses aspirations de puissance politique régionale à des relations régies par la primauté des intérêts économiques. Il est par ailleurs intéressant de noter que ses voisins ne lui ont pas reproché cette passivité, certainement afin d’éviter un étalage par la Chine de sa puissance maritime croissante. Comme dans les autres régions du monde, Pékin ne se positionne donc pas comme critique des violations des droits de l’Homme, notamment dans les conflits où des relations majorité/minorités entrent en jeu, en partie pour ne pas se retrouver en contradiction avec la position qu’elle défend sur son propre territoire. Ainsi la Chine n’est-elle donc pas encore prête à se positionner comme une puissance politique régionale, capable d’assurer un leadership sur des situations qui ne concernent pas directement ses intérêts économiques. En ne saisissant par cette opportunité d’imposer une nouvelle image de leader régional, Pékin réitère la constance de sa stratégie historique de non-ingérence politique, véritable instrument au service de sa quête de sécurisation des approvisionnements en matières premières. La question est de savoir jusque quand cette atonie politique sera tenable face à l’expansion de ses intérêts économiques.
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