ANALYSES

Turquie : puissance régionale incontournable aux capacités limitées

Tribune
31 janvier 2019


Il ne se passe pas une semaine sans que la Turquie ne fasse l’objet de nombreux commentaires tant la situation à sa frontière méridionale est délétère et connaît de multiples évolutions contradictoires. Pour Ankara, les enjeux se concentrent sur le combat contre les forces kurdes liées au Parti de l’union démocratique (PYD) et sur la situation de la région d’Idlib.

Depuis l’été 2016, la Turquie a efficacement su se replacer au centre du jeu sous-régional en abandonnant brutalement ce qui avait constitué son crédo politique depuis l’été 2011 et qui se traduisait alors par la volonté obstinée de faire tomber le régime de Bachar Al-Assad. Le relatif isolement qui en découla et, surtout, la progression des forces politico-militaires liées au PYD, franchise syrienne de Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qualifié d’organisation terroriste par Ankara, l’ont ainsi contrainte à changer d’orientation en se rapprochant notamment de la Russie, incontestable maître du jeu dans le dossier syrien.

L’annonce de Donald Trump, le 19 décembre 2018, de retirer les troupes états-uniennes de Syrie entraîna une série de conséquences en chaîne. La première fut la démission quasi immédiate du secrétaire à la Défense, le général Mattis, qui comprenait, manifestement plus clairement que son président, que ce retrait allait créer une sorte de vide stratégique que Russes et Iraniens ne manqueraient pas de combler rapidement. Cette décision trumpienne faisait suite à plusieurs entretiens téléphoniques avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdoğan, dans un contexte très particulier, puisque ce dernier avait annoncé, le 12 décembre précédent, à l’occasion du Sommet de l’industrie de défense d’Ankara, le déclenchement « d’ici quelques jours » d’une intervention militaire qui, cette fois-ci, se déroulerait à l’Est de l’Euphrate. L’objectif fixé était clairement d’éradiquer le PYD et ses Unités de protection du peuple (YPG), ce qui semblait favorisé par le départ annoncé des troupes états-uniennes, et donc la fin de la protection que ces dernières fournissaient aux milices kurdes. C’est au cours des journées qui suivirent qu’un déploiement de troupes et de matériels militaires turcs fut organisé le long de la frontière turco-syrienne, dans la région de Manbij, et que les déclarations martiales de R. T. Erdoğan se multiplièrent.

Pour autant, il y a un pas entre l’affichage et la réalité des possibles. Au sein même de l’administration états-unienne, les contrefeux à l’annonce présidentielle s’organisèrent rapidement, n’hésitant pas à prendre le contrepied de D. Trump. En déplacement officiel en Israël le 6 janvier, John Bolton écartait ainsi toute perspective de retrait rapide des forces américaines déployées en Syrie. Il expliqua notamment qu’une des conditions à cette mesure était que « la défense d’Israël et d’autres amis dans la région soit absolument assurée », formulation qui semblait inclure les forces kurdes des YPG. Il martelait son propos en déclarant qu’aucune action militaire turque ne devrait être entreprise sans acceptation des États-Unis et sans une coordination avec eux. Inutile de préciser que l’accueil de J. Bolton fut assez frais lorsqu’il arriva à Ankara deux jours plus tard, R. T. Erdoğan refusant de le rencontrer.

Ces péripéties, outre qu’elles montrent le caractère erratique de la politique du président des États-Unis, indiquent assez bien la réalité des relations entre Washington et Ankara. Ni parfaite convergence ni rupture, chacun sachant jusqu’où ne pas aller. Elles indiquent aussi qu’au-delà des postures guerrières du président turc, une intervention militaire, si elle se confirme, sera probablement de faible ampleur et de faible intensité. Non seulement les capacités opérationnelles et logistiques de l’armée turque ont d’abord été affectées par les purges successives dont elle a été l’objet depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016. Mais surtout, l’on peut considérer que R. T. Erdoğan a parfaitement saisi que son pays bénéficie désormais d’atouts politiques et diplomatiques qu’il lui vaut mieux tenter d’utiliser plutôt que la seule force militaire, même si le recours à cette dernière reste plausible dans les limites évoquées précédemment.

Enfin, les Kurdes liés au PYD-PKK, craignant les conséquences négatives du départ des troupes états-uniennes, ont approfondi les contacts avec le régime de Damas, ce dernier ayant même accepté de déployer des troupes à la proximité de la ville de Manbij, ce qui vaut protection pour ces milices kurdes. On imagine en effet difficilement un affrontement direct entre les troupes restées loyales à Bachar Al-Assad et l’armée turque, d’autant que la Russie s’y opposerait de tout le poids qu’elle peut avoir sur les deux protagonistes.

Parmi les atouts dont la Turquie dispose figure en effet l’incontestable proximité avec la Russie, une nouvelle fois illustrée par la visite du président Erdoğan à son homologue russe le 23 janvier. Un seul point à l’ordre du jour lors d’un entretien en tête à tête de deux heures, la Syrie. C’est en fait la question de l’instauration d’une zone de sécurité le long de la frontière avec la Syrie qui concentre les tractations aujourd’hui : revendication ancienne d’Ankara qui pourrait bien se concrétiser au vu de l’évolution des rapports de forces et qui lui permettrait de se prémunir contre ce que les dirigeants turcs appellent le « territoire terroriste » administré par les forces du PYD, qui serait de facto repoussé vers le sud. Cette hypothèse impliquerait que Damas accepte une certaine forme d’autonomie des régions de peuplement majoritairement kurde, à la condition qu’elle puisse exerce sa souveraineté et ses droits régaliens sur la totalité du territoire syrien.

On le voit, si la Turquie possède d’incontestables atouts, elle n’en reste pas moins limitée dans ses initiatives par une série d’obstacles. Facteur aggravant, Ankara se trouve confrontée à une poussée djihadiste à Idlib, qu’elle n’a su juguler. La région d’Idlib fait partie des « zones de désescalade » en Syrie définies par le processus d’Astana regroupant la Russie, l’Iran et la Turquie. En septembre 2018, à la demande pressante d’Ankara, Moscou avait accepté de surseoir aux bombardements massifs sur Idlib, où sont désormais concentrées les forces djihadistes et des débris de l’Armée syrienne libre. La Turquie craignait que ces bombardements ne génèrent une nouvelle vague de réfugiés sur son sol, elle qui en accueille près de 3,5 millions. En échange, elle était mandatée pour pacifier la région et obtenir le désarmement des milices. En vain. La principale force djihadiste, Hayat Tahrir Al-Cham, ex-Al-Qaïda, refusait tout compromis et parvenait à reprendre le contrôle de la province à la mi-janvier 2019. Échec total pour la Turquie : non seulement la situation nouvelle à Idlib mettait en lumière la faiblesse des groupes « rebelles » sur lesquels elle prétendait s’appuyer et qu’elle soutenait, mais de plus sa position était fragilisée par son incapacité à neutraliser les groupes djihadistes actifs dans la région, comme elle s’y était engagée.

Ces quelques rappels indiquent assez nettement que la Turquie s’impose plus que jamais comme une puissance sans laquelle nombre des défis de la région ne peuvent se résoudre, tout en soulignant ses limites et sa dépendance à des dynamiques qu’elle ne peut contrôler et encore moins résoudre seule. Dans la région comme ailleurs, multilatéralisme, négociations et compromis restent les maîtres-mots de la mise en œuvre de solutions pérennes. L’issue de l’interminable crise syrienne en dépend.
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