ANALYSES

L’interminable crise grecque et la logique de l’Euro

Tribune
22 juin 2015
La plupart des enthousiastes de la monnaie unique considèrent l’euro comme la manifestation d’une volonté politique transcendante plutôt qu’une simple construction économique. Les difficultés persistantes de la zone euro – au premier rang desquelles le chômage de masse et l’interminable crise grecque – leur donnent raison, d’un certain point de vue. Pour autant, la véritable nature politique de la zone euro, qui émerge depuis 2010, ne répond pas à leurs espoirs d’unification. Le mouvement de balancier qui caractérise la gestion de crise depuis cinq ans, met en lumière la véritable logique politique qui préside aux destinées de la zone euro.

Une séquence relativement nouvelle semblait s’ouvrir, mi-2012, lorsque, en plus de l’engagement de Mario Draghi à empêcher l’éclatement de l’union monétaire, les principaux dirigeants politiques commençaient à afficher une réserve croissante vis-à-vis des politiques d’austérité comme moyen de freiner l’envolée des dettes publiques. On commença à laisser une plus grande marge de manœuvre aux gouvernements des pays périphériques, notamment en Espagne, pour gérer l’impact de la rigueur budgétaire, et il semblait, de plus, qu’une nouvelle approche, plus directe, émergeait alors pour gérer les problèmes d’endettement. La décision du gouvernement irlandais, en février 2013, de restructurer 28 milliards d’euros de titres de dette (promissory notes[1]), aurait pu constituer un tournant majeur dans la gestion politico-économique de la zone euro. De façon surprenante, cet événement crucial est presque tombé dans l’oubli. Bien que les problèmes économiques grecs et irlandais soient de natures différentes, les façons diamétralement opposées dont les deux pays ont été traités, dans la deuxième phase de la crise, permettent de comprendre la véritable logique politique de la zone euro.

Les partisans d’une ligne dure face au gouvernement grec ont souvent raison lorsqu’ils pointent les failles du système de collecte d’impôts du pays, la désorganisation de son administration et le clientélisme. Pour autant, il est surprenant que ce constat ne les conduise pas à opter pour une solution durable, plutôt que pour les mesures d’austérités contreproductives qui sont au centre de tous les programmes d’aide européens. Depuis le début de la crise, la Grèce a perdu un quart de son PIB. C’est là la principale raison qui rend le pays incapable d’assurer le service de sa gigantesque dette publique (qui atteint désormais un niveau de 175% du PIB). En réalité, plus personne parmi les dirigeants européens ne croit que l’économie grecque pourra s’en sortir sans un certain niveau de restructuration de la dette publique. En novembre 2012, il fut même promis au gouvernement grec que le pays se verrait allégé d’une partie de sa dette (dont une grande partie est détenue par les gouvernements européens et les fonds de secours), s’il parvenait à afficher une balance primaire (après service de la dette) en excédent. Bien que la Grèce ait répondu à cette exigence l’année dernière, la promesse ne s’est pas concrétisée et a même disparu, pour l’instant, des projets concrets des créanciers.

Les difficultés dont souffrent encore les politiques de gestion de crise ne peuvent que surprendre, sept ans après le début de la crise. Sans pour autant mettre un pays en particulier, ou un responsable politique, sur le banc des accusés, il est crucial de comprendre la logique politico-économique qui sous-tend les incohérences caractéristiques de la politique de la zone euro. Les doctrines économiques (notamment l’ordo-libéralisme allemand, et la déférence dont jouit généralement ce système de pensée en France) et l’accent mis sur les notions de péché et de rédemption, ont tendance à reléguer au second plan des questions politico-économiques pourtant plus sérieuses. Un programme économique complet s’avérerait plus utile pour la stabilisation de la zone euro que des débats moraux enflammés sur un pays qui en représente moins de 2% du PIB. Il semble que les débats fiévreux sur les détails techniques improbables des plans de sauvetage, qui consistent essentiellement à repousser le problème, aient peu à voir avec la Grèce elle-même.

Etant donné que la Grèce a été admise dans la zone euro pour des raisons essentiellement politiques, doit-on penser que sa situation économique soit véritablement devenue ingérable pour les dirigeants européens ou est-ce que le recours à la menace du chaos relève d’une réalité politique plus profonde ? Les institutions privées ne détiennent que 17% de la dette publique grecque. A l’opposé, les gouvernements de la zone euro en détiennent 62% (principalement via les fonds de sauvetage), le FMI 10% et la BCE 8% [2]. Il apparait ainsi que le drame permanent qui accompagne les remboursements de la Grèce reflète des questions plus politiques qu’économiques. Les gouvernements de la zone euro ont déjà, dans le passé, réduit le fardeau de la dette grecque en réduisant les taux d’intérêt et en repoussant largement les échéances de remboursement. La dernière crise en date est liée aux 18% dus au FMI et à la BCE. Les gouvernements européens ont déjà dû injecter des sommes considérables dans le budget grec et celles-ci ont très peu de chance d’être remboursées comme prévu. Dès lors que les marchés représentent une part si faible parmi les créanciers, la distinction traditionnelle entre insolvabilité et illiquidité perd d’ailleurs quelque peu de son sens. Ainsi, il ne semble pas y avoir d’autre raison à la dramatisation des paiements au FMI et à la BCE que de faire pression sur le gouvernement grec. Il est naturel que les créanciers aient recours à ce type de manœuvres politiques pour imposer à Alexis Tsipras de nouvelles mesures d’ajustement. Néanmoins, il est surprenant qu’ils insistent sur des mesures d’austérité, essentiellement quantitatives, qui se sont déjà avérées inefficaces et néfastes. En lieu des cibles d’excédent budgétaire (primaire) irréalistes, les créanciers devraient essentiellement exiger du gouvernement grec un véritable engagement à réformer l’Etat en profondeur et le système de collecte fiscale. L’incapacité à centrer les négociations sur ces sujets de fond a immanquablement conduit à une joute verbale entre deux types opposés de populisme.

Le cas irlandais nous enseigne que les remboursements de dettes difficiles peuvent ne pas créer tant de chaos. La principale différence dans le traitement des deux pays résulte de l’émoi suscité par le traitement de l’Irlande dans la première phase de la crise. Le coût de 64 milliards du sauvetage du secteur bancaire irlandais a été directement financé par ses contribuables, avec un déficit public de 32,4% du PIB en 2010. Les autorités européennes, en premier lieu la BCE, ont alors décidé d’épargner aux institutions financières européennes de lourdes pertes en obligeant le gouvernement irlandais à assumer l’entière responsabilité de son système bancaire aux abois. Alors que cette stratégie visait à empêcher la contagion à travers le système financier européen, elle a en réalité déclenché la crise des dettes souveraines, en créant un lien direct et explicite entre les budgets publics et les systèmes bancaires à l’échelle nationale. De façon à ménager l’opinion publique irlandaise, le pays fut progressivement sacré meilleur élève de la classe européenne et finalement autorisé à restructurer une partie de sa dette, de façon discrète. Une approche similaire a été suivie dans le cas du Portugal et de l’Espagne dans les négociations sur les modalités des plans d’aide. Cette notion d’absolution par l’austérité a nourri la dichotomie néfaste entre bons et mauvais élèves parmi les pays périphériques, qui a pris une proportion malsaine dans les médias de masse allemands. Cette tendance se retrouve dans l’approche intransigeante de Wolfgang Schäuble, alors qu’Angela Merkel opte progressivement pour une position plus conciliante.

Ainsi, la zone euro suit implicitement une logique hiérarchique, selon laquelle les pays sont évalués en fonction de leur acceptation des mesures d’ajustement, quelle que soit leur validité économique. Pour autant, les dirigeants européens sont de plus en plus conscients des failles des programmes d’aide. Il est donc étonnant que les mêmes thérapies de choc continuent d’être imposées, invariablement. A divers égards, on assiste à l’émergence d’un ordre politique nouveau, dont les principes fondateurs sont de nature essentiellement morale et font peu de cas des questions de développement économique et de stabilité pour l’Europe dans son ensemble. Malgré les espoirs de reprise, ce système tend à empêcher toute solution de long terme à la crise d’endettement. Les principes ordo-libéraux ont légitimement émergé, dans l’Allemagne d’après-guerre, pour accompagner la reconstruction du pays sur une voie stable, non pas pour gérer une union monétaire hétéroclite et bancale. Le décalage entre ces règles idéales et la réalité de la zone euro a conduit à un système labyrinthique qui, d’un certain point de vue, est contraire aux principes pragmatiques du libéralisme.

 

[1] Les billets à ordre (promissory notes) sont des titres de dette primitifs, typiquement émis dans un climat financier tendu. Le gouvernement irlandais a replacé ceux qu’il avait émis en 2010 par des obligations classiques avec des maturités étendues jusqu’à quarante ans. Avant la restructuration, le coût annuel de 3,1 milliards (en intérêt et remboursement) de ces titres était équivalent à la cible du programme d’austérité du pays. Voir : “Dublin Hails ‘Historic’ Debt Restructure”, Financial Times, 7 février 2013

[2] La Banque centrale de Grèce en détient les 3% restants (sous forme d’actifs et de contrats de rachat). Source : “Who’s Hurt Most if Greece Defaults?”, Bloomberg, 7 janvier 2015
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