ANALYSES

L’Allemagne, nouvelle puissance

Presse
5 octobre 2010

Il y a vingt ans naissait l’Allemagne unie que nous connaissons en ce début de XXIe siècle, après l’adoption du traité d’unification du 31 août 1990, la signature du traité de Moscou du 12 septembre suivant qui rendait à l’Allemagne "la pleine souveraineté sur ses affaires intérieures et extérieures" et, dernière étape, l’adhésion effective de l’Allemagne de l’Est à la République fédérale le 3 octobre 1990. Cette Allemagne constituait une nouvelle donne dans l’histoire européenne, car ce n’était ni l’Allemagne de l’empire de 1871 ni celle des frontières de 1937, encore moins celle du traité de Vienne de 1815.


L’historien Heinrich August Winkler observe dans son ouvrage Histoire de l’Allemagne, XIXe-XXe siècle. Le long chemin vers l’Occident (Fayard, 2005) combien la rupture a été importante pour l’identité allemande : "1990 marque la fin de l’état d’exception historique de non-souveraineté de l’Allemagne (et) la fin de la voie particulière post-nationale de l’ancienne République fédérale et de la voie particulière internationaliste de l’Allemagne de l’Est." Chez les partenaires de l’Allemagne, notamment en France, cette nouvelle réalité n’a pas été sans susciter d’interrogations.


Aujourd’hui, la France ne cesse de "se mesurer" à l’Allemagne, comme le montrent dans le débat sur les retraites les références (parfois tronquées !) aux réformes allemandes. A un moment où en France le président de la République se réfère régulièrement dans ses discours à l’Allemagne, dont il loue "la modernité, l’authenticité, cette capacité à se réformer, à préparer l’avenir", quand le premier ministre évoque sa volonté de "rattraper notre voisin allemand", il n’est pas inutile de jeter un regard sur les principales mutations que notre voisin a connues ces deux dernières décennies.


Le visage que présente l’Allemagne actuelle se caractérise par des traits marquant à la fois une part de continuité et une part de rupture. A cela s’ajoute un défi, celui de "l’unification mentale", de la création d’une véritable identité commune entre la partie occidentale et la partie orientale du pays, bien au-delà du rapprochement économique non achevé, en dépit des 1 350 milliards d’euros de transferts financiers publics de l’Ouest vers l’Est depuis 1991.


La première marque de continuité est celle de la puissance économique que l’on feint en France de découvrir, dans un contexte de crainte du décrochage de l’économie française. Les chiffres de l’économie allemande parlent d’eux-mêmes. Hormis l’année de crise 2009, où la France a fait "mieux" que l’Allemagne, le taux moyen annuel de croissance de 2006 à 2008 s’établit à 2,2 % en Allemagne, contre 1,6 % en France, les prévisions pour 2010 creusant même l’écart avec respectivement 3,4 % et 1,5 %.


Les finances publiques allemandes sont dans une situation plus favorable puisque la dette publique – dont 35 % sont imputables à l’unification – atteignait 73 % du PIB en 2009 contre 78 % pour la France, qui n’a pas eu à affronter un tel choc, sans oublier le fait que l’Allemagne avait réussi, en 2008, avant la crise, à réduire son déficit public à… 0 % du PIB contre – 3,4 % pour la France, avec ce que cela implique pour la conduite d’une politique de sortie de crise.


Dans le domaine économique, on est dans la continuité, car les fondamentaux des performances allemandes sont les mêmes depuis les années 1970, voire dans certains cas depuis le miracle économique des années 1950 : l’industrie qui représente 26 % du PIB, contre 14 % pour la France ; le commerce extérieur avec un excédent de 134 milliards d’euros en 2009 (les exportations représentent 53 % du PIB allemand) contre un déficit de 53 milliards pour la France (les exportations ne représentent que 27 % du PIB français) ; un tissu de petites et moyennes entreprises (PME) – un million de plus que la France – engagées dans l’innovation et l’exportation et souvent spécialisées dans le haut de gamme.


Seule grande différence : contrairement au passé, l’Allemagne est derrière la France en ce qui concerne le coût d’une heure travaillée dans le secteur marchand. La rupture a davantage concerné la réforme de l’Etat-providence, sous un chancelier social-démocrate d’abord, Gerhard Schröder, sous Angela Merkel ensuite : les retraites, en 2001 avec l’introduction de la capitalisation et en 2007 l’adoption du report de l’âge légal de départ de 65 à 67 ans, étalé entre 2012 et 2029 ; le marché du travail avec, à partir de 2004-2005, la diminution de la protection contre les licenciements dans les entreprises de moins de dix salariés, l’encouragement à la création d’entreprises individuelles, ainsi qu’un durcissement des conditions d’indemnisation des chômeurs de longue durée et l’instauration d’une indemnisation forfaitaire ; le financement des dépenses de santé par la création au 1er janvier 2009 d’un "fonds santé".


Cette adaptation du modèle allemand inspiré de la fameuse économie sociale de marché n’est pas sans conséquence sociale, ce que relèvent avec inquiétude à la fois la nouvelle direction du Parti social-démocrate et une frange de la CDU. En effet, plusieurs études montrent que ces réformes conduisent à une baisse du revenu de remplacement : c’est déjà le cas pour les chômeurs de longue durée avec l’indemnité forfaitaire de 359 euros ; ce sera le cas pour les retraites puisque le revenu de remplacement devrait baisser de 65 % en moyenne actuellement à 58 % en 2030.


De manière générale, le groupe des personnes à faible revenu est passé entre 2003 et 2009 de 18 % à 22 % de la population. C’est là que se situe une des ruptures tant l’Allemagne avait construit une partie de son identité entre 1949 et 1990 sur ce que l’historien Eckart Conze a appelé dans le titre de son dernier ouvrage "la recherche de la sécurité", impliquant un certain niveau de prospérité et de protection. Ce sont des données qu’il faut aussi avoir à l’esprit.


La plus grande rupture concerne l’affirmation par l’Allemagne de son nouveau statut de puissance, concept longtemps tabou jusqu’à la fin de l’ère Kohl, du fait de l’Histoire. L’évolution de la perception de la notion de puissance est un facteur de nature à la fois politique et culturelle, favorisé par l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de dirigeants politiques nés à la fin de la seconde guerre mondiale ou dans l’après-guerre, comme Angela Merkel, née en 1954. Un nouveau rapport au passé s’est noué, fondé sur une double volonté : assumer et perpétuer le devoir de mémoire concernant l’époque nazie ; faire valoir – c’est ce que les Allemands appellent eux-mêmes la normalité – que ce passé ne doit plus inhiber l’Allemagne sur la scène internationale, mettant ainsi un terme à une obligation morale de retenue.

C’est au prédécesseur d’Angela Merkel, Gerhard Schröder, que revient le mérite, dans un jeu subtil avec son ministre Vert des affaires étrangères, Joschka Fischer, au passé pacifiste, d’avoir, non sans contorsion, réconcilié l’opinion publique allemande, les partis politiques – et notamment une large partie de la gauche – avec la notion de puissance, allant jusqu’à affirmer que "l’Allemagne a tout intérêt à se considérer elle-même comme une grande puissance en Europe et à orienter en conséquence sa politique étrangère".


Deux moments forts ont marqué ce passage de la culture de la retenue à celle de l’exercice de la puissance : la participation de l’Allemagne à l’intervention militaire contre la Serbie au printemps 1999 qui a fait tomber le tabou militaire en accréditant l’idée que l’Allemagne pouvait, elle aussi, utiliser l’outil militaire comme possible instrument de politique étrangère ; l’engagement allemand dans la lutte contre le terrorisme au lendemain du 11 septembre 2001. Le refus de l’Allemagne en 2003 de participer à la guerre en Irak, illustré par le discours du chancelier d’alors, selon lequel "les questions existentielles concernant la nation allemande sont traitées à Berlin et nulle part ailleurs", n’est que le prolongement de l’affirmation de cette nouvelle conscience de soi et d’une émancipation, conditions de l’exercice de la puissance. Angela Merkel s’appuiera ensuite sur ce travail de persuasion, un acquis qu’elle revendique pleinement lorsqu’elle évoque dans sa première déclaration gouvernementale comme chancelière " (notre) revendication à participer aux affaires du monde et à codécider".


Une des traductions de cette nouvelle orientation transparaît dans les documents relatifs à la politique de sécurité, domaine dans lequel l’Allemagne entend davantage s’impliquer. Le dernier Livre blanc sur la politique de sécurité de l’Allemagne précise : "Du fait de sa taille, de son poids démographique, de sa force économique et de sa situation géographique au coeur du continent, l’Allemagne unie doit jouer un rôle important dans l’élaboration du projet européen de demain et bien au-delà." Cette mutation fondamentale de l’Allemagne n’aurait pas été possible sans la réhabilitation du concept de puissance par toute une partie du monde intellectuel allemand, dont l’une des figures, Gregor Schöllgen, analyse dans son ouvrage Der Auftritt. Deutschlands Rückkehr auf die Weltbühne (L’entrée en scène. Le retour de l’Allemagne sur la scène mondiale) la césure que représente l’unification avec "la renaissance de l’Etat national allemand au coeur de l’Europe et le retour d’une grande puissance continentale capable d’exercer une influence mondiale".


Cette nouvelle affirmation de l’Allemagne n’aurait pas été concevable sans un arrière-plan qui sert de soubassement : la relecture du passé par une nouvelle génération d’historiens nés eux aussi après 1945, dont la liberté de ton met fin à l’inhibition. En effet, ils revisitent l’histoire allemande sans a priori moraux, qu’il s’agisse de l’Etat national-socialiste, de l’Holocauste, des expulsés allemands des territoires de l’Est ou du miracle économique des années 1950. Sur le premier sujet, les travaux de Peter Longerich, Politik der Vernichtung (Politique de l’extermination) et Nous ne savions pas (éditions d’Ormesson, 2008), ainsi que ceux de Götz Aly, Endlösung (La Solution finale) et Comment Hitler a acheté les Allemands (Flammarion, 2005), font autorité, concluant dans un cas à la fois à un important degré d’information, certes diffuse, d’une partie de la population allemande dès 1942, mais surtout 1943, sur la politique d’extermination et à l’existence de "gestes de solidarité dans des proportions inattendues", analysant dans le second cas comment les nazis ont établi une solidarité criminelle avec la population par la mise en place d’un "socialisme de guerre qui visait à assurer la loyauté des petites gens".


Plus étonnante est la relativisation de deux mythes fondateurs de la République fédérale. Le premier concerne l’intégration après 1945 des expulsés des territoires de l’Est longtemps valorisée comme une prouesse, mais dont Andreas Kossert montre, dans La Patrie insensible, qu’elle a surtout été marquée par "l’expérience amère de l’exclusion et du rejet", bien loin des images idylliques. Le second a trait au miracle économique des années 1950-1960, incarnation du relèvement allemand d’après guerre dans une société solidaire, dont Hans-Ulrich Wehler dans L’histoire sociale de l’Allemagne de 1949 à 1990 montre néanmoins qu’il a aussi été caractérisé par "la concentration considérable du patrimoine et des revenus", fondant une société plus inégalitaire qu’on ne l’a dit. Cette capacité à libérer la parole, quitte à briser certains tabous et à mettre à mal certains mythes fondateurs, constitue une force.


L’autre dimension qui doit retenir l’attention est le renouveau culturel de l’Allemagne, avec l’apparition d’une nouvelle génération d’écrivains et de créateurs dont une partie est issue de l’Est. En littérature, le phénomène est particulièrement manifeste avec Julia Franck, qui a récemment préfacé un beau recueil de nouvelles intitulé – c’est tout un symbole ! – Passages de frontières (2009), dans lequel elle juge que "le récit permet de dépasser la frontière", alors même que la jeune génération d’intellectuels peut encore être marquée par le regard des parents sur "l’autre Allemagne", de l’Est ou de l’Ouest.


C’est ce que s’efforcent de faire Thomas Brussig dans son roman Helden wie wir (Des héros comme nous) (1998, réédité 8 fois !) où la fiction recoupe la grande histoire, Angelika Klüssendorf dans ses nouvelles parues sous le titre Amateurs (2009), où les relations amoureuses se brisent sur les incompréhensions entre l’Est et l’Ouest à l’instar du personnage d’Edna qui doit apprendre à vivre "avec moins de consignes, en s’assumant soi-même", Uwe Tellkamp dans son roman à succès Der Turm (La tour) sous-titré "histoire d’un pays perdu", qui dépeint les dernières années "du grand navire du socialisme à la dérive" vécues par ce qui reste de la bourgeoisie de Dresde et, bien sûr, Daniel Kehlmann, qui dans Gloire (Actes Sud, 2009) confronte ses personnages aux aléas de la communication moderne.


Il faudrait également parler de la nouvelle vague du cinéma allemand avec entre autres Fatih Akin, Florian Henckel von Donnersmarck, Oliver Hirchbiegel, Matthias Luthardt et leurs succès internationaux respectifs Cuisine de l’âme, La Vie des autres, Les temps changent, La Chute, Pingpong. Le théâtre ne saurait être oublié avec de jeunes metteurs en scène comme Michael Thalheimer et Christoph Schlingensief ainsi que les deux grandes figures berlinoises que sont Thomas Ostermeier et, pour la danse, Sasha Waltz, qui ont contribué, avec d’autres, à redonner à la capitale allemande sa vocation de grande métropole culturelle, où le photographe Peter Lindbergh a choisi d’exposer aujourd’hui trente ans d’oeuvre dans un lieu magnifiquement restauré… incitant la rédaction de la revue Polka à titrer : "Le sacre de Berlin".

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