ANALYSES

Mise en service du gazoduc Nord Stream et regain d’activité autour des projets South Stream et Nabucco

Tribune
8 novembre 2011
Par Delphine Lavergne, secrétaire de rédaction de La Revue internationale et stratégique
Dorénavant, le gazoduc Nord Stream, issu d’un accord bilatéral entre la Russie et l’Allemagne, premier importateur de gaz russe, relie ces deux pays en traversant les eaux territoriales de la Russie, de la Finlande, de la Suède, du Danemark et de l’Allemagne. Le consortium regroupe Gazprom (51 %), les sociétés allemandes Wintershall – filiale de BASF – (15,5 %) et EON (15,5 %), le néerlandais Gasunie (9 %) et le français GDF Suez (9 %). La conduite mise en service a une capacité de 27,5 Gm3. Une seconde tranche devrait être achevée en 2012 et portera la capacité du gazoduc à 55 Gm3 de gaz par an, soit la moitié du volume actuellement acheminé par l’Ukraine.

Projet bilatéral italo-russe sur le modèle de Nord Stream, South Stream, long de 3 600 kilomètres, doit relier la Russie à l’Italie en passant par la mer Noire (eaux territoriales turques), la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie et la Slovénie. Après une première tranche qui devrait être mise en exploitation en décembre 2015 et disposant d’une capacité de 15,6 Gm3 par an, South Stream doit atteindre sa pleine capacité, prévue à 63 Gm3 par an, en 2018. Initialement mis en œuvre par Gazprom et l’italien ENI, le consortium a vu la conclusion d’un accord, à la mi-septembre 2011, pour l’entrée du français EDF et de l’allemand Wintershall, chacun à hauteur de 15 % acquis auprès d’ENI. Cette prise de participation du géant français était politiquement poussée par le Kremlin, dans l’objectif de moduler le soutien du gouvernement français à Nabucco. La décision finale d’investissement doit être prise d’ici fin 2012, pour un démarrage des travaux en 2013. Elle est liée aux conditions de financement et à la rentabilité prévisionnelle du projet (son coût est estimé à 25 milliards de dollars).

Ces deux gazoducs illustrent la volonté de la Russie, premier détenteur (avec quasiment un quart des réserves prouvées), deuxième producteur(1) et premier exportateur mondial de gaz naturel, de faire de l’or bleu une carte maîtresse dans son ambition de restaurer son statut de grande puissance. L’effondrement de l’Union soviétique lui ayant fait perdre la maîtrise de voies de transit stratégiques, la construction de gazoducs répond à l’objectif de contrôle des infrastructures de transport vers l’UE, lui permettant de sécuriser ses exportations et d’être un acteur incontournable dans les tarifs du transit, qui constituent une part importante du coût total d’exportation. La compagnie d’État Gazprom – qui exploite le plus vaste réseau de gazoducs au monde avec plus de 160 000 kilomètres – est le symbole et l’outil de cette stratégie. L’UE, marché privilégié par sa taille, sa solvabilité et sa proximité, représente plus de 70 % des exportations de Gazprom, les gazoducs ont acquis un poids croissant dans son approvisionnement, et le déséquilibre est à venir entre les besoins et les capacités d’importation à l’horizon 2020.

Si Nord Stream et South Stream permettent de rendre l’UE moins vulnérable aux crises entre l’Ukraine et la Russie, ils ne font que renforcer sa double dépendance à Gazprom, en termes d’accès aux matières premières et aux infrastructures de transport. Et ce alors que le gaz russe représente environ un quart des besoins et 40 % des importations en gaz de l’UE et que ses importations vont continuer à augmenter en raison de la diminution de sa production stricto sensu (Royaume-Uni et Pays-Bas) et de celle de la Norvège.

Pour limiter cette vulnérabilité, la Commission européenne défend activement le projet Nabucco d’acheminement de gaz en provenance du Caucase et d’Asie Centrale, en contournant la Russie. Le tracé prévoit de relier Bakou en Azerbaïdjan, sur la mer Caspienne, à Erzurum en Turquie en passant par la Géorgie puis d’arriver en Autriche en transitant par la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie. Nabucco devrait acheminer 31 Gm3 par an pour un coût récemment ré-estimé à 15 milliards d’euros, soit un quasi doublement du budget initial. Le consortium regroupe le hongrois MOL, le turc Botas, le bulgare BEH Bulgarian, le roumain Transgaz, l’autrichien OMV Gas & Power Gmbh et l’allemand RWE, chacun détenant 16,67 %. Aucun poids lourd européen de l’énergie, à l’exception de l’allemand RWE, n’en fait partie. Le groupe GDF Suez a présenté des offres de prise de participation, mais cette opération est suspendue au refus de la Turquie, lié aux mauvaises relations franco-turques actuelles. Le cadre juridique du gazoduc a été finalisé en juin 2011 avec la signature de l’accord entre le consortium et les ministères concernés des cinq pays de transit, et la date butoir de décision d’investissement a été repoussée de 2011 à 2013, pour une mise en service probable en 2017. Ce projet est en gestation depuis 2002 mais aucun contrat d’approvisionnement n’a encore été signé. En dehors des États du Caucase et d’Asie Centrale, l’Iran avait été envisagé comme fournisseur potentiel mais les sanctions appliquées par l’UE envers ce pays rendent cette option aujourd’hui inenvisageable. La Commission européenne et le Premier ministre irakien ont par ailleurs signé en mai 2011 une déclaration commune de partenariat stratégique pour l’énergie et la fourniture de gaz à l’UE mais les besoins de l’Irak en termes de reconstruction sont énormes et le marché domestique sera privilégié. Enfin, si la volonté clairement affichée de la Commission européenne est de réduire la dépendance de l’UE à la Russie, le consortium Nabucco n’a, lui, pas exclu de s’approvisionner en gaz russe.

Au-delà des déclarations officielles policées, il semble peu discutable que les projets South Stream et Nabucco sont en concurrence, et que, conformément à la définition de ses intérêts nationaux, la Russie cherche à anéantir le projet Nabucco, très dépendant de la position de ses fournisseurs potentiels en Asie Centrale et dans le Caucase, principalement le Turkménistan et l’Azerbaïdjan.

Le Turkménistan, qui détiendrait les quatrièmes réserves mondiales de gaz et dont le Président G. Berdymoukhamedov mène une politique d’autonomisation vis-à-vis de Moscou, devrait être prometteur pour la réussite du projet Nabucco. L’année 2009 avait été riche en événements de ce point de vue. En avril, l’explosion inexpliquée d’un gazoduc dans le désert du Karakoum stoppait les livraisons à la Russie, donnant lieu à une dégradation très importante des relations entre les deux capitales, Achkhabad ayant alors clairement laissé entendre que l’hypothèse de l’accident n’avait pas sa préférence. Les exportations n’avaient repris qu’en décembre – au rythme de 30 Gm3 contre 70 à 80 avant la crise – alors que les réparations étaient achevées depuis mai. Début juillet, le Turkménistan se déclarait prêt à s’associer au projet Nabucco mais annonçait au cours du même mois une augmentation de ses livraisons de gaz à l’Iran de 8 à 14 Gm3. Enfin, le pays avait signé en décembre 2009 une série de contrats pour l’exploitation du gisement Iolotan Sud avec des sociétés sud-coréenne, chinoise et émiratie pour une capacité d’extraction totale de 60 Gm3. La production actuelle du pays s’établit à 42 Gm3, inférieure aux années 2007 et 2008 où elle atteignait 65 Gm3. L’exploitation d’Iolotan Sud permettrait ainsi a minima de doubler les capacités nationales. Lors de la visite du président de la Commission européenne José Manuel Barroso en janvier 2011, dans le cadre de la recherche de sécurisation des approvisionnements de Nabucco, le Turkménistan s’est à nouveau dit prêt à approvisionner l’UE en gaz. Pour autant, aucun accord contraignant n’a été signé à ce jour, le climat politique et économique y est très instable et la Chine semble prête à absorber l’ensemble des capacités d’exportation du pays. En juin 2009, la compagnie nationale Turkmengaz signait un accord avec une banque chinoise pour un prêt de 4 milliards de dollars et un gazoduc de 7 000 kilomètres était achevé à la fin de la même année. Depuis, il approvisionne la Chine à hauteur de 10 Gm3 par an. Il a été complété cette année d’un gazoduc d’une capacité de 20 Gm3 et l’objectif est d’atteindre un volume global de 60 Gm3 d’ici 2020.

L’Azerbaïdjan, riche en hydrocarbures, occupant une position stratégique entre la Russie et l’Iran, et zone de transit du gaz et du pétrole en provenance du Turkménistan et du Kazakhstan, est depuis longtemps convoité par de nombreux acteurs. Sa production de gaz naturel a atteint 15,1 Gm3 en 2010, stable par rapport aux années 2008 et 2009. En octobre 2009, Bakou avait proposé à la Roumanie de lui fournir 7,3 Gm3 par an dans le cadre de l’approvisionnement de Nabucco, soit plus de la totalité de ses exportations de l’époque. En septembre 2010, le pays a signé un accord avec la Russie portant ses exportations vers cette dernière à 2 Gm3 par an en 2011 et au-delà à partir de 2012. En janvier 2011, Monsieur Barroso a signé avec l’Azerbaïdjan un accord qui engage ce dernier à fournir l’UE en gaz sur le long terme, déclaration très vague, ne précisant pas les quantités de gaz envisagées ni les délais éventuels pour les premières livraisons. Le même mois, Bakou avait conclu avec Téhéran un accord pour fournir en gaz son voisin iranien sur une période de cinq ans, à hauteur d’1 Gm3 minimum par an. Pour honorer ses engagements, l’Azerbaïdjan doit donc augmenter sensiblement les capacités d’extraction de ses gisements. Nabucco est supposé être alimenté à hauteur d’un tiers par la deuxième partie du développement du champ Shah Deniz, gisement offshore de la mer Caspienne, dont la production devrait débuter en 2017. Ses actionnaires doivent décider d’ici la fin de l’année 2011 par quelle route ils exporteront leur production vers l’Europe, sur la base des projets remis par les concurrents le 1er octobre. Dans ce contexte, le Président Ilham Aliev a récemment annoncé que Bakou examinera la possibilité de s’associer au consortium Nabucco et le pays s’est accordé avec la Turquie sur le transport de 16 Gm3 du champ Shah Deniz 2, dont 10 Gm3 à destination de l’Europe et 6 Gm3 pour le marché national turc.

Enfin, le 12 septembre 2011, suite au rapport de la Commission européenne relatif à la sécurisation des approvisionnements énergétiques (Communication on security of energy supply and international cooperation – ‘The EU Energy Policy: Engaging with Partners beyond Our Borders’, adopté le 7 septembre), le Conseil européen a mandaté cette dernière pour engager des négociations avec Bakou et Achkhabad pour la conclusion d’un accord sur un gazoduc transcaspien – le Trans-Caspian Gas Pipeline (TCGP) –, reliant les deux pays. Cette étape est indispensable pour un approvisionnement de Nabucco en gaz turkmène mais le statut non réglé de la mer Caspienne entre ses États riverains ne facilitera pas la tâche. La Russie n’a évidemment pas manqué de réagir vigoureusement à cette initiative.

La construction des gazoducs South Stream et Nabucco se heurte donc à la complexité de la multitude des États de transit, plus ou moins stables et poursuivant des objectifs géopolitiques pas toujours en rapport avec la sécurisation des approvisionnements énergétiques. La Turquie notamment, pays de transit de Nabucco comme de South Stream (via ses eaux territoriales pour ce dernier), a une carte maîtresse à jouer sur ces dossiers, en lien avec ses négociations d’entrée dans l’Union européenne. La concurrence entre ces deux projets voit s’opposer, d’une part, la Russie défendant ses intérêts nationaux qu’elle considère liés à l’arrimage à l’Europe occidentale et, d’autre part, la Commission européenne, cherchant à contenir l’augmentation prévisible de la dépendance de l’UE à l’or bleu russe. Dans cet affrontement, le Kremlin contrôle Gazprom, tandis que la politique de l’UE en termes de sécurisation des approvisionnements gaziers repose pour sa mise en œuvre sur des sociétés privées et se heurte aux intérêts nationaux des États membres, largement privilégiés par ces derniers au détriment de l’intérêt communautaire. Pour autant, comme l’ont montré les événements des derniers mois, le projet Nabucco ne doit pas être enterré trop vite.

(1) En 2009 et 2010, la Russie a été reléguée en deuxième place du classement mondial des producteurs de gaz naturel en raison de la montée en puissance de la production de gaz non conventionnel aux États-Unis.

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