ANALYSES

Le monde s’achemine vers une démondialisation. Mais laquelle ?

Presse
29 mars 2022
Dans les conséquences économiques de la paix, John Maynard Keynes racontait la vie de la classe de loisirs londonienne qui pouvait commander depuis son lit des produits du monde entier et qui, surtout, “estimait cet état de chose comme normal, fixe et permanent, bien que pouvant être amélioré ultérieurement, jusqu’à ce que la guerre de 1914-1918 éclate et fasse voler en éclat ces certitudes. Avec la pandémie, mais surtout la guerre en Ukraine, est-ce ces mêmes certitudes, 100 ans plus tard, qui volent en éclat ?

La certitude évoquée par Keynes est celle du caractère central et incontournable de l’Occident dans la mondialisation. On constate depuis deux décennies que cette certitude est de plus en plus contestée, au point de ne plus être une grille de lecture satisfaisante des équilibres économiques internationaux contemporains. De nouveaux acteurs de l’économie internationale, au premier rang desquels la Chine, se sont imposés, et l’idée selon laquelle les désirs des décideurs occidentaux ont valeur d’ordres a vécu. Ce n’est pas tant la pandémie ou la guerre en Ukraine qui en sont les déclencheurs, mais plutôt les révélateurs. C’est une tendance de long terme, que notre incapacité à affronter ces deux défis considérables ne fait qu’accentuer. De quoi parle-t-on exactement ici ? De sanctions sévères contre la Russie mais qui ne sont pas suivies par la majorité des pays du monde, ces derniers ne partageant pas la vision de l’Occident et refusant de se couper de Moscou. D’une volonté d’isoler Poutine, certes louable d’un point de vue moral, mais peu réaliste compte-tenu des liens que ce dernier conserve avec d’autres pays. L’Occident clame qu’il isole la Russie, mais il est lui-même isolé. Après la Première Guerre mondiale, les Occidentaux pouvaient continuer de tout commander de leur lit parce que l’Occident restait maître du jeu. Mais c’est désormais terminé, et ces crises à répétition – et leur gestion – ne font que le confirmer.


Quels sont les indicateurs actuels que la démondialisation est en cours ?

Plutôt que de parler de démondialisation, il me semble plus approprié de faire mention d’une désoccidentalisation, ce qui provoque une crise dans la mondialisation qui s’accentue depuis la fin de la Guerre froide, comme je le développe dans mon dernier livre, Chine-USA, le grand écart. Crise dans la mondialisation (VA éditions, 2022). Cette désoccidentalisation de l’économie internationale est surtout visible dans l’incapacité des sociétés occidentales à transformer les matières premières en produits de consommation, comme c’était le cas depuis des siècles, et à grande échelle depuis la révolution industrielle. Cette capacité de transformation a été progressivement déplacée vers d’autres pays, en Asie en particulier, au point de faire de l’Occident un simple acteur de la mondialisation, et plus l’acteur central comme c’était auparavant le cas. Avec la guerre en Ukraine et les sanctions imposées à la Russie, l’Occident ne se montre pas capable d’enrayer cette tendance et, compte-tenu des conséquences des sanctions pour le monde occidental, il risque d’accélérer son déclin et voir sa suprématie un peu plus contestée.


Les experts s’accordent à dire que, quelle que soit l’issue du conflit en Ukraine, on assistera à une démondialisation. Au vu des tendances que l’on observe actuellement, à quoi pourrait ressembler la démondialisation qui s’annonce? Le scénario de deux pôles, avec un orient autocratique se divisant progressivement d’un Occident démocratique morcelé est-il le plus probable ?

C’est une probabilité, mais il ne faut pas se focaliser sur la nature des régimes politiques qui, bien qu’importante, est ici secondaire. Sinon, comment expliquer que l’Inde, plus grande démocratie du monde, refuse d’accompagner les sanctions occidentales? Comment expliquer que la plupart des pays asiatiques, y-compris les démocraties, sont embarrassés face aux sanctions? Idem pour Israël. Le déplacement de la mondialisation n’est pas uniquement un facteur politique, c’est avant tout une réalité économique. Les relations entre la Chine et la Russie suggèrent la formation d’un pôle autocratique qui s’opposerait aux démocraties occidentales. Cette réalité ne date pas d’hier. Mais beaucoup plus important est le phénomène de rejet de l’Occident, qui ne se limite pas aux pays non démocratiques, et découle essentiellement de l’incapacité du monde occidental à atteindre son objectif, en tout cas présenté comme tel, d’assurer un développement équitable et prolongé, et de rendre la justice dans le monde. L’Occident a, d’une certane manière, échoué et se trouve désormais confronté à ses erreurs. Le reconnaître n’est certainement pas faire le jeu de Poutine ou de Xi Jinping, et encore moins s’en réjouir. Mais le nier est une grave erreur dont les conséquences se mesurent à l’aune de cette perte de légitimité.


Cette évolution est-elle inéluctable ? Et irréversible ? Que pourrait-on faire contre ?

Rien n’est inéluctable. Et bien sûr plusieurs mesures sont engagées afin de contrer ce processus. Les guerres commerciales de Trump, décrié souvent de manière caricaturale, avaient pour objectif de contrer cette transition de puissance vers la Chine. Le problème est que ces guerres furent menées avec deux décennies de retard, et les Etats-Unis les avaient perdues avant même d’en prendre la mesure. La stratégie du pivot vers l’Asie de Barack Obama répondait à la même logique. Mais là encore, avec du retard et une grande difficulté à convaincre les acteurs régionaux. La politique de développement de l’Afrique de l’administration Clinton s’inscrivait dans la même dynamique, mais elle fut peu efficace dans la durée. Pendant ce temps, l’Occident voyait sa crédibilité contestée en livrant des guerres sur la base de mensonges, et en se montrant incapable de faire d monde post-Guerre froide un monde pacifié et meilleur pour tous. Alors que faire? Déjà prendre conscience de nos responsabilités, immenses, dans la guerre d’Ukraine, dans l’échec du multilatéralisme, dans la perte de vitesse de la démocratie, qui n’est plus aujourd’hui perçue – et c’est un vif sujet d’inquiétude – comme le meilleur des modèles. Ensuite en cessant de croire que notre vision du monde est unanimement partagée, à l’exception de quelques ennemis de la « communauté internationale ». L’arrogance de l’Occident est, depuis des décennies, son pire ennemi, elle pourrait devenir son tombeau. Enfin, en acceptant de reconnaître nos erreurs, plutôt que de chercher à isoler les autres, et donc à mieux nous isoler un peu plus chaque jour. C’est en restant fidèle à nos valeurs, à la fois la démocratie mais aussi la multipolarité, que l’Occident sera en mesure de continuer à jouer un rôle de premier plan. En niant la multipolarité et en cherchant à rejouer la Guerre froide, nous irons de désillusion en désillusion, et nous finirons par perdre.


 

Propos recueillis par Atlantico.
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