ANALYSES

Guerre russo-ukrainienne : l’Allemagne en plein dilemme

Interview
11 mars 2022
Le point de vue de Jacques-Pierre Gougeon


Relations avec la Russie, approvisionnements énergétiques, armement… nombreux sont les sujets qui viennent bouleversés les choix stratégiques allemands depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Comment le débat se pose-t-il en Allemagne ? Le pays doit-il s’attendre à des bouleversements ? Le point avec Jacques-Pierre Gougeon, Professeur des universités, directeur de recherche et directeur de l’Observatoire de l’Allemagne à l’IRIS.

Dans quelle mesure le réarmement annoncé de l’Allemagne à l’occasion de la guerre en Ukraine constitue-t-il un bouleversement ?

La guerre en Ukraine a mis fin à un tabou qui caractérisait depuis la fin de la Seconde guerre mondiale la culture politique et militaire allemande : l’acceptation et la mise en œuvre de la dimension militaire de la politique extérieure. Certes, celle-ci a parfois été assumée, difficilement, comme en 1999 lors de l’engagement dans la guerre au Kosovo, mais jusqu’ici toujours avec mauvaise conscience et des débats virulents, en référence au passé nazi. A l’époque, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer, accusé d’être un va- t’en-guerre, avait dû se justifier en proclamant « plus jamais Auschwitz, plus jamais de génocide, plus jamais de fascisme », ce qui n’avait pas empêché qu’il soit agressé physiquement, tant la polémique était violente.

En officialisant la livraison par l’Allemagne d’armes létales à un pays en guerre, l’Ukraine, et en annonçant lors de la séance extraordinaire du parlement fédéral le 27 février 2022 que son gouvernement créait un fonds spécial de 100 milliards d’euros destiné à équiper l’armée fédérale dont le budget « classique » continuera à augmenter pour atteindre les 2% du PIB, critère retenu par l’OTAN (l’Allemagne n’est qu’à 1,5% actuellement), Olaf Scholz marque une rupture importante pour l’identité allemande et la perception que l’Allemagne a d’elle-même en Europe et dans le monde. Cette mutation peut également ouvrir une perspective sur la voie d’une construction d’une vraie Europe de la défense.

Qu’en est-il du rapport de l’Allemagne à la Russie, pierre angulaire de la diplomatie allemande ?

À l’occasion de la guerre en Ukraine, la défense de ce que la diplomatie allemande appelait encore il y a peu « la relation particulière » avec la Russie est mise à mal. Même si avec la double casquette de Chancelier de l’Allemagne et président en exercice du G7, Olaf Scholz a encore accès à Vladimir Poutine – dont l’intervention en allemand devant le parlement fédéral le 25 septembre 2001 est encore dans beaucoup d’esprits ! – leurs entretiens ne permettent pas actuellement de mettre fin à la guerre en Ukraine. Cette « relation particulière » de l’Allemagne avec la Russie est liée à un héritage d’une diplomatie de « pont entre l’est et l’ouest », l’ancien ministre de Helmut Kohl et d’Angela Merkel, Wolfgang Schäuble, grande figure du parti chrétien-démocrate, encore récemment président du parlement fédéral, ayant même parlé dans un ouvrage remarqué Tournés vers l’avenir de son pays comme « l’intermédiaire entre l’est et l’ouest ». Cette relation a trouvé son expression à travers la politique d’ouverture à l’Est, l’Ostpolitik, conduite par Willy Brandt dans les années 1970, avec pour objectif un rapprochement des deux États allemands d’alors, la République fédérale et la République démocratique allemande. Ce rapprochement devait passer par Moscou. D’ailleurs, le premier traité élaboré dans ce cadre est le traité germano-soviétique signé à Moscou le 28 août 1970 dans lequel les contractants s’engagent à renoncer à la force pour modifier le tracé des frontières. Dirigeants politiques et historiens allemands s’accordent pour penser que cette politique d’ouverture à l’Est a favorisé en 1989/1990 l’unification de l’Allemagne. Cette « dette » envers la Russie se double du souvenir de l’agression hitlérienne barbare de 1941 qui confère à cette relation germano-russe une charge historique lourde. Depuis, tous les chanceliers allemands, dont Angela Merkel, ont considéré ces acquis comme un héritage à assumer, conférant à l’Allemagne une primauté dans le « dialogue avec Moscou ». Pour certains experts, cette double « dette » à l’égard de la Russie a pu parfois conduire l’Allemagne à un certain aveuglement. Ainsi au début de la guerre contre l’Ukraine, des éditorialistes n’ont pas manqué de reprocher à certains dirigeants allemands leur réaction tardive qui aurait été due à une forme de complaisance traditionnelle à l’égard de la Russie.

L’Allemagne s’oppose à un embargo sur les importations d’énergie russe. Comment le débat sur la dépendance énergétique se pose-t-il en Allemagne ?

C’est un sujet effectivement très sensible en Allemagne dont 51% du gaz et 42% du pétrole consommés proviennent de Russie. Chose rare, le Chancelier, opposé à un embargo des importations d’énergie fossile, a fait publier le 7 mars un communiqué précisant qu’« actuellement, il n’y avait pas d’autres moyens d’assurer à l’Europe la fourniture d’énergie nécessaire au chauffage, à la mobilité, à l’électricité et à l’industrie », ce qui était  « essentiel à la vie quotidienne des citoyens et aux services d’intérêt général ». On sait également que l’Allemagne a tardivement décidé de geler l’autorisation du gazoduc Nord Stream 2 et qu’elle a plaidé pour l’exclusion de la banque Gazprom des « mesures Swift », pour les mêmes raisons : la dépendance énergétique de l’Allemagne à l’égard de la Russie. Il s’agit là de la défense d’intérêts nationaux totalement assumée. Cela pose maintenant en Allemagne la nécessité de la diversification, tant de la source d’énergie en accélérant la valorisation des énergies renouvelables, déjà prévue dans le contrat de coalition, que de la provenance. D’ailleurs Berlin vient de signer un accord, via la banque publique KfW et le groupe RWE, pour la construction d’un terminal méthanier, à l’embouchure de l’Elbe, destiné à accueillir du gaz naturel liquéfié. Ce sera la première infrastructure de ce type en Allemagne. Même si le contrat de coalition confirme la sortie du nucléaire engagée par Angela Merkel et alors que trois centrales doivent être mises hors service fin 2022, il n’est pas exclu que le débat sur cette source d’énergie réapparaisse, notamment du côté du partenaire libéral.
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