ANALYSES

La Chine, une puissance résistible ?

Interview
21 octobre 2021
Le point de vue de Emmanuel Lincot


La puissance chinoise continue de grandir de jours en jours et interroge quant à son avenir, ses limites mais également ses faiblesses. Les enjeux sont nombreux et les questions essentielles afin de saisir les contours des relations internationales actuelles et futures. Entretien avec Emmanuel Lincot, sinologue, chercheur associé à l’IRIS, Professeur à la Faculté des lettres de l’Institut Catholique de Paris, et Emmanuel Véron, enseignant-chercheur associé à l’INALCO et à l’École navale, à propos de leur ouvrage « La Chine face au monde : une puissance résistible » (Capit Muscas éditions, 2021).

 

En quoi la nature de la puissance chinoise est-elle si particulière, ou « résistible » pour reprendre le titre de votre ouvrage ?

Emmanuel Lincot : Elle l’est dans la disruptivité de ses actions. Au niveau multilatéral, par la création d’instances internationales alternatives à celles déjà existantes, et au niveau national en promouvant un système de surveillance totalitaire d’un type nouveau, s’appuyant sur des moyens techniques de contrôle. C’est la raison pour laquelle, nous qualifions cette puissance de cybercrature. Elle opère sur un mode à la fois défensif (sanctuariser le territoire des contagions idéologiques exogènes) et offensif par l’organisation de cyberattaques programmées contre l’Occident mais aussi Taïwan (l’île subissant quotidiennement des millions d’attaques afin de paralyser son système de communication…). Nous avons donc à faire à un prédateur qui ne laisse par ailleurs d’autre choix à la population chinoise que de souscrire à une vindicte nationaliste et anti-occidentale. Pour autant, cette puissance est « résistible » du fait même de ses contradictions et de ses faiblesses d’une part, et le degré grandissant de résistance que lui opposent les États-Unis et leurs alliés d’autre part.

Emmanuel Véron : Le niveau de puissance que connait aujourd’hui la Chine et que le reste du monde expérimente et perçoit est une première dans l’histoire globale, mais particulièrement dans l’histoire propre de cette puissance chinoise, qui jusqu’alors était « restreinte » ou contenue à l’Asie elle-même, plus précisément l’Asie orientale. Le monde et les relations internationales contemporaine appréhendent une situation inédite.

Le fait d’être « résistible » me semble-t-il, concerne d’abord ce postulat. Pékin, plus encore le régime n’a pas l’expérience d’une puissance globale. Les frictions, hier assez peu médiatisées et n’intéressant que peu de sensibilités, sont aujourd’hui mises en lumière systématiquement. Bon nombre d’entre elles renvoient directement à cette inexpérience de la puissance globale, telle que le monde a pu connaître dans les années 1990 jusqu’au début des années 2000 avec l’Amérique.

La dimension « résistible » demeure aussi dans les immenses contradictions entre un géant dont la gouvernance est le sujet et sa volonté de polarisation et de puissance (mondiale). Enfin, les « trente glorieuses Chinoises » (des années 1980 à 2010) ont rendu assez confuse l’analyse même de la Chine, de ses ambitions et de sa projection globale. Le faste de la geste économique et commerciale a pu laisser penser que rapidement Pékin serait au cœur de la gouvernance mondiale éclipsant Washington… La célérité du développement chinois d’hier, est progressivement rattrapée par la complexité de la politique intérieure et sa politique étrangère.

 

Quelles sont les limites que connait la politique intérieure chinoise malgré son statut de grande puissance à l’international ? 

Emmanuel Lincot : Tout d’abord un esprit de défiance et de résistance passive s’est installé au sein de la population. C’est une réaction à la politique répressive tous azimuts qu’organise Xi Jinping. Crédit social (auquel ni les riches ni les pauvres ne peuvent se soustraire), matraquage idéologique (la pensée Xi Jinping est partout imposée), suppression d’exutoires (comme les jeux vidéo pour les jeunes) et avenir sociopolitique incertain constituent les premières limites au pouvoir. L’interdépendance économique a été par ailleurs à l’avantage de la Chine durant ces dernières décennies. Seulement, le découplage entre les intérêts stratégiques d’une part, et les enjeux industriels entre la Chine, les États-Unis et leurs alliés d’autre part, crée désormais des tensions de plus en plus fortes. Elles sont autant de limites posées au déploiement de la Chine en tant que puissance.

Emmanuel Véron : La Chine demeure une puissance continentale autocentrée, peuplée et à l’histoire longue, relativement continue dans le temps long, articulée par des mouvements d’épanouissement/expansion et des phases de reflux. La gestion du territoire est au cœur des problématiques de politique intérieure, autant que les questions démographiques (le nombre, la pyramide des âges épaissie vers le sommet et les flux). La particularité chinoise réside bien dans une forme affirmée post-impériale de sinisation de ce qu’il ne l’est pas (territoires, paysages, populations, etc.), d’où la question de l’unité ou unicité, clef de voûte du système politique autocentré, aujourd’hui incarné par le régime de Parti-État, où le PCC rayonne partout.

Demain, s’ajouteront toujours plus encore, les questions de santé, les sujets environnementaux, bancaires et financiers et des mouvements internes (sociaux et sociétaux) dont le régime ne pourra pas avancer son image légitime de « bon ordre sous le ciel ».

 

Dans quelle mesure la Chine refaçonne-t-elle le système international ? Comment voyez-vous l’avenir de ses relations avec les États-Unis ?

Emmanuel Lincot : En sinisant tout d’abord les instances internationales existantes ou en exerçant des pressions sur les pays du Sud. La complaisance à cet égard du directeur de l’OMS – un Éthiopien de nationalité – au début de la pandémie vis-à-vis de Pékin était à ce titre significative. La création d’instances internationales alternatives, comme nous le disions plus haut, accroît son audience et donne des coups de butoir à une architecture des relations internationales qui, elle, est chaque année un peu plus affaiblie. Les États-Unis ne sont naturellement pas étrangers à cet affaiblissement. Ils concourent à un état d’anarchie généralisé des rapports de force au niveau international et une fragmentation grandissante des alliances traditionnelles. L’affaire des sous-marins français le démontre pour le camp occidental – si tant est que cette appellation ait encore un sens – et même si Russes et Chinois semblent s’affirmer uniment dans une posture de bloc, je ne serais pas surpris que leur relation subisse à leur tour quelques entorses. Bref, il est urgent que dans ce chaos général, les Européens se fassent davantage entendre y compris dans le choix d’une relation beaucoup moins confrontationnelle que celle que les États-Unis ont choisie vis-à-vis de la Chine.

Emmanuel Véron : Dès son entrée à l’OMC (en 2001), la Chine a accéléré la recomposition géoéconomique globale, par le commerce, les chaînes logistiques et industrielles, mais aussi par un travail patient et long à l’ONU pour avancer ses intérêts. Sans suivre la voie des pays occidentaux, industrialisés et développés, Pékin propose au monde, précisément aux « ex-Tiers Monde » et avec la Russie, un autre modèle. Celui-ci, inféodé à des formes diverses de corruption (notamment dans les pays dits du « Sud », mais pas uniquement) se veut être une contre-formule à l’ordre international post-1945, c’est-à-dire, le ferment du système onusien. Pour autant, Pékin ne se suffit pas de son influence augmentée à l’ONU, les initiatives (très nombreuses) depuis plus de deux décennies vont dans le sens de la création d’un système international à côté de l’ONU (OCS, BAII, Banque des BRICS, BATX, BRI, BRITACOM, UnionPay, le Yuan, etc.). Ainsi, la dimension de la puissance et de son influence est globale, il n’y a pas un front sur lequel Pékin n’est pas, en plus d’être force de proposition…

C’est bien que la Chine après avoir bénéficié de son ouverture progressive et mesurée au monde a rattrapé ses retards technologiques et de développement. Pékin est bien une puissance capable de rivaliser avec les autres grands pôles du système international. En cela, la rivalité stratégique, militaire et technologique avec les États-Unis continuera de structurer les relations internationales pour les deux prochaines décennies. Le spectre de la guerre (haute intensité) est bien réel, malgré le manque d’expérience opérationnel chinois et la relative asymétrie dans certains systèmes… La prochaine décennie sera celle non pas d’une « guerre froide », mais bien d’une polarisation/atomisation des moyens d’action, de la politique internationale où coexisteront avec difficultés l’héritage onusien, dominé par les États-Unis et une part du système international partiellement sécant, en convulsions contre cet héritage.

 

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Pour aller plus loin :
Emmanuel Lincot & Emmanuel Véron, La Chine face au monde : une puissance résistible, Capit Muscas éditions, 2021.
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