ANALYSES

La Russie, nouvel eldorado du bio?

Presse
16 avril 2021
En deux décennies, la Russie est redevenue l’une des premières puissances agricoles de la planète. A Moscou, le pouvoir s’est appuyé sur les matières premières — avec à côté des hydrocarbures, beaucoup de productions végétales, à commencer par des céréales — pour en faire un levier déterminant de croissance intérieure et d’influence extérieure.





Si un produit symbolise cette obsession de souveraineté nationale et de reconquête internationale, c’est le blé. Près de 1 200 millions de tonnes ont été produites depuis 2000. La Russie réalise aujourd’hui 12 % de la récolte mondiale et 20 % des exportations de cette denrée consommée partout sur le globe. En 2019, le total des ventes agricoles et alimentaires russes dans le monde a atteint 23 milliards de dollars. Le double par rapport à 2010, six fois plus qu’au début du siècle. Simultanément, le pays a réduit ses importations, de 35 milliards de dollars en moyenne au tournant des années 2010 à 20 milliards environ depuis 2015.






Alors que les autorités russes ont fortement soutenu le progrès technique, la recherche et les investissements logistiques dans le pays, elles ont aussi joué sur les vibrations géopolitiques avec l’Occident. Quand l’armée intervient en Ukraine en 2014 et que la Russie met la main sur la Crimée, les Américains et les Européens lui imposent de lourdes sanctions économiques. Le Kremlin riposte par un embargo sur leurs produits agricoles et alimentaires.

Ce dispositif, toujours en vigueur, a notamment eu pour effet de rendre nécessaire le développement des filières domestiques russes, notamment l’élevage. Les produits laitiers et la viande ont connu un essor significatif ces dernières années. Le cas du Bachkortostan, situé entre la Volga et l’Oural, en est un exemple. Le groupe français Savencia, présent en Russie depuis 1992, s’est implanté dans cette zone en 2017 et y dispose d’une des plus grandes fromageries du pays. Un exemple qui démontre qu’il ne faut pas réduire le « réarmement » agricole russe aux seules céréales.

Réchauffement climatique. La prochaine décennie pourrait voir les légumes et les fruits connaître à leur tour un élan. D’ores et déjà, dans le Nord-Caucase, se multiplient des serres et des spécialisations en fruits rouges. Ces derniers, très appréciés des consommateurs pour leurs bienfaits en matière de santé, peuvent notamment séduire les marchés voisins du Moyen-Orient. Stavropol Flavour, par exemple, bénéficié de la coopération technique hollandaise, qui vend partout en Russie, et s’apprête à exporter vers les Emirats arabes unis, le Qatar et l’Arabie saoudite. Cette entreprise mise en particulier sur les fraises en vantant leur naturalité issue du creux des montagnes. C’est l’une des nouvelles ambitions russes : promouvoir les produits écologiques.

Le développement de l’agriculture bio semble en effet devenir l’un des axes émergents du narratif russe. Avec à la clef un argument de choc : le pays dispose d’immenses réserves foncières pour à la fois étendre ses surfaces agricoles et y déployer des systèmes dont l’empreinte environnementale serait réduite. Pour se faire, un territoire tout trouvé : la Sibérie. C’est l’un des rares endroits dans le monde où il est possible de voir de nouveaux sols mis en culture, en raison de l’immensité géographique, mais surtout des effets du réchauffement climatique.

Celui-ci pourrait accroître les superficies et les rendements. Sorte de continent à l’intérieur de la Fédération de Russie, la Sibérie représente avec ses 14 millions de kms’étendant de l’Oural au Pacifique, les trois quarts de la superficie du pays. A ce stade, les seules grandes zones cultivées se trouvent le long du corridor qui correspond à la ligne ferroviaire du Transsibérien au sud de la région. La céréaliculture y est importante, profitant des terres noires qui s’étirent depuis les rivages de la mer Noire jusqu’à ces confins orientaux.

Les hypothèses agricoles offertes par la Sibérie font l’objet de nombreux travaux. Des travaux de prospective récemment publiés à propos de ce futur grand grenier à grains de la planète prédisent un potentiel d’un milliard de tonnes de céréales à l’horizon 2080. C’est loin certes, et bien entendu, de nombreuses variables — techniques, financières, environnementales — détermineront la faisabilité d’y produire un tel volume. Mais il s’agit là d’un scénario à même de transformer certains équilibres de la sécurité alimentaire mondiale et de renforcer la puissance géopolitique de l’agriculture russe. Davantage de végétal et une gamme diversifiée de productions, y compris dans l’arboriculture ou l’animal, la Sibérie promet beaucoup à long terme.

Toupet. Dans ce contexte, un élément mérite d’être attentivement scruté : le lien établi par de nombreux responsables et professionnels russes entre agriculture biologique et développement de la Sibérie. Entre terres à conquérir, investisseurs à attirer et consommateurs à séduire, le discours ne manque pas de toupet. Se traduira-t-il dans les faits au cours des prochaines années ?

Le pouvoir en Russie sait que les produits biologiques ont le vent en poupe chez certaines catégories de population, dans le pays, mais aussi en Asie, au Moyen-Orient ou en Europe. Selon les dernières statistiques de l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FIBL), le marché mondial atteint désormais plus de 100 milliards d’euros alors que 72 millions d’hectares sont cultivés en agriculture biologique à l’échelle du globe. Bien que cela ne compte que pour 1,5 % des surfaces agricoles mondiales, il s’agit d’un doublement par rapport à 2010.

Dans ce paysage, la Russie n’occupe aujourd’hui pas les premiers rangs. L’agriculture biologique y est encore balbutiante et ne couvre que 500 000 hectares, soit à peine 0,7 % du total mondial. Toutefois, le pays entre dans la course. En 2015, le président Vladimir Poutine avait annoncé que la Russie deviendrait le plus grand fournisseur de produits biologiques de la planète, misant sur sa géographie et ses territoires vierges de toute activité industrielle et urbaine, qui ne feront pas le choix des organismes génétiquement modifiés (OGM), honnis par le dirigeant du Kremlin.

En 2016, a été créé le premier Institut national de l’agriculture biologique. Le sujet s’installe dans les communications stratégiques du pays. Tout porte à croire qu’il s’agit bien d’une distillation soigneusement organisée. Russie, Sibérie : prochains eldorados de l’agriculture bio ? Rendez-vous dans soixante ou dans dix ans ?

 

 
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