ANALYSES

UE : de la réindustrialisation à l’euro numérique, un nouveau compromis face au creusement des divergences

Interview
25 novembre 2020
Le point de vue de Rémi Bourgeot
 


La pandémie catalyse les divergences européennes liées à la désindustrialisation et aux séquelles des crises précédentes. De l’enjeu d’une relance proportionnée au risque de génération sacrifiée et de relégation technologique, en passant par les promesses d’une monnaie numérique publique, un nouveau compromis doit être débattu en faveur de la réindustrialisation du continent. Entretien avec Rémi Bourgeot, économiste et chercheur associé à l’IRIS.

Quel impact économique a la pandémie de coronavirus sur l’Union européenne et sur ses projets ?

La pandémie secoue des économies européennes qui étaient encore, pour beaucoup, en convalescence de la dernière crise mondiale et de la crise de l’euro, sur le plan de la croissance, de la productivité et de l’emploi, sans parler naturellement de la dette. Alors qu’ont été balayés les deux tiers de la modeste croissance réalisée sur l’ensemble de la décennie écoulée dans l’UE (14% cumulés sur 2010-19), cette crise met à vif des déséquilibres préexistants.

Les pays les plus désindustrialisés ont eu plus de difficulté à s’organiser face à la pandémie, par manque de moyens matériels et logistiques, mais aussi humains et politiques. Leurs gouvernements ont ainsi tendance à mettre en œuvre des mesures plus généralisées et plus strictes. Cette crise révèle le problème de la capacité d’organisation et d’inclusion des compétences, scientifiques en particulier, par des bureaucraties repliées sur leur horizon propre.

Par ailleurs, on a vu voler en éclats un certain nombre d’absolus de gestion financière face à la gravité de la pandémie. L’Allemagne a mis en œuvre des moyens de soutien massifs à son économie qui tranche pour le moins avec la règle du Schwarze Null (« zéro noir », ou plutôt « zéro vert » en français). Mais dans l’ensemble, l’Europe, bien que très durement touchée, s’est moins mobilisée pour la relance économique que le reste du monde développé, en raison du poids des crises des quinze dernières années.

L’arrivée de vaccins porte désormais l’espoir d’un rebond très significatif et d’une normalisation aussi bien sanitaire qu’économique. Néanmoins, on peut craindre que les divergences préexistantes ne s’accentuent du fait du choc de 2020, avec une remise en cause plus grave encore des équilibres économiques et sociaux. Sur le plan industriel notamment, le cas français est particulièrement préoccupant, avec le coup de massue que subit l’aéronautique, notre seul grand secteur industriel encore exportateur net (31 milliards d’excédent en 2019), qui permettait de freiner le creusement du déficit extérieur du pays (59 milliards). Par ailleurs, le spectre d’une nouvelle génération sacrifiée est redoutable pour la France et les pays méditerranéens dans leur ensemble, qui ont tendance à répondre au défi des crises économiques par un réflexe d’exclusion générationnelle, qui en retour amoindrit leur potentiel technologique.

Le plan de relance proposé dans le cadre de cette crise est bloqué par la Pologne et la Hongrie. Qu’est-ce que cela révèle sur l’état de l’Union ? Avec quelles conséquences ?

Au-delà de l’indignation que suscite le blocage coordonné du plan d’urgence par ces deux pays, se pose également la question de la capacité de coordination démocratique dans la prise de décision en Europe, entre les gouvernements et les parlements, européens et nationaux. En effet, avec une meilleure coordination, on aurait pu anticiper les conditions relatives au respect de l’état de droit qui ont été ajoutées sans grande surprise par le Parlement européen, après l’accord de juillet entre chefs de gouvernements. Il aurait ainsi été possible de mettre sur la table, dès juillet, un accord global, quitte à prolonger ces laborieuses négociations et à en repousser l’annonce médiatique.

Par ailleurs, il convient de mesurer l’ampleur de ce programme au regard de la dévastation en cours. Le plan de soutien de 750 milliards comprend 390 milliards d’aide directe. Le reste relève de prêts, ce qui répond plutôt à la problématique de la crise de l’euro, durant laquelle les pays périphériques avaient le plus grand mal à se financer. Ce n’est pas vraiment le cas aujourd’hui, car l’action de la BCE permet de maintenir l’accès de tous les pays de la zone euro aux marchés de capitaux. Bien qu’en décalage avec les déclarations emphatiques de l’été dernier, le plan n’en est pas moins substantiel, d’autant plus qu’il doit avantager les pays les plus affectés. Mais face à une récession estimée pour l’instant à 8% pour 2020, soit plus de mille milliards amputés du PIB de l’UE, c’est aux budgets nationaux que revient surtout la gageure d’assumer les conséquences de cette crise, avec le risque de divergence et de crise financière que cela implique.

Vous considérez le projet de l’euro numérique comme une autre possibilité de relance directe de l’économie. De quoi s’agit-il exactement ? Pourquoi cette piste vous semble particulièrement intéressante ?

L’euro numérique peut effectivement ouvrir de nouvelles voies de soutien monétaire plus directes et plus efficaces, tout en accroissant la stabilité financière. Il pourrait ainsi permettre un meilleur compromis politique en Europe entre relance monétaire et stabilité.

Actuellement, les montagnes de liquidités que déverse la BCE, en achetant des obligations, ont tendance à rester enfermées dans les marchés financiers. Elles atteignent l’économie réelle surtout au travers de bulles immobilières, liées aux taux bas et aux liquidités abondantes. L’euro numérique serait un lien relativement direct entre la BCE et les citoyens (et entreprises) européens.

Plusieurs architectures sont envisagées en ce qui concerne le rôle intermédiaire des banques, mais, dans tous les cas, l’euro numérique doit pouvoir être considéré comme équivalent à l’argent liquide. La BCE pourrait facilement mettre en œuvre des programmes d’argent « hélicoptère », consistant à créditer les comptes d’acteurs économiques, ou des programmes moins controversés de financement ciblés, par exemple pour soutenir des objectifs technologiques, sociaux ou environnementaux. Elle réduirait ainsi sa dépendance aux canaux de transmission très indirects qui passent aujourd’hui par le crédit accordé par les banques commerciales.

Par ailleurs, cette monnaie numérique encouragerait l’émergence d’entreprises financières de type fintech, moins « systémiques » et plus réactives, qui proposeraient des solutions sécurisées reposant sur cette monnaie totalement adossée à la banque centrale. Même sous une forme centrée essentiellement sur les paiements, pour éviter une concurrence trop rude pour les dépôts bancaires traditionnels, les options de relance évoquées resteraient valides.

Malgré l’engouement dans le monde pour les monnaies digitales de banques centrales, qui répondent aux projets de monnaies digitales privées comme Libra et accompagnent l’accélération de la digitalisation liée à la pandémie, ces projets prennent du temps. Au niveau européen, Christine Lagarde, tout en exprimant son enthousiasme, a évoqué un horizon de cinq ans pour une mise en place concrète. Ce qui ferait évidemment tard pour cette crise, alors que d’autres pays semblent déterminés à avancer bien plus vite sur ce dossier prometteur.
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