03.12.2024
Françafrique : Mythe ou réalité ?
Interview
9 octobre 2020
En marge des Géopolitiques de Nantes qui se sont tenus fin septembre, Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS en charge du Programme Afrique/s, a interrogé Serge Michailof, fin connaisseur de la scène africaine, ancien directeur des opérations de l’Agence française de développement (AFD) et chercheur associé à l’IRIS, qui avait participé à la table ronde consacrée au thème « Françafrique ou Afrique-France ? ». Entretien exceptionnel sur le système Françafrique et sur ce qu’il en reste aujourd’hui.
Vous avez arpenté entre autres continents l’Afrique pendant près de cinquante ans, côtoyant au plus près, de par vos diverses fonctions, le système Françafrique. Quelle est la part de mythe et de réalité de ce système ? Durant votre parcours avez-vous noté des inflexions dans les rapports entre la France et l’Afrique et si oui dans quel contexte plus général s’inscrivent-elles ?
Il y a une part de mythe dans le concept de Françafrique dans la mesure où l’on imagine des hommes de l’ombre à Paris renverser les gouvernements africains et faire la pluie et le beau temps dans ce continent ou du moins dans sa partie francophone. Mais cette vision mythique s’appuie sur ce qui a été une réalité et sur ce plan sans doute faut-il rappeler l’historique et remonter aux années 1960, époque de la décolonisation.
Depuis les indépendances jusque vers les années 1990, la France a eu une politique extrêmement cohérente vis-à-vis de ses anciennes colonies :
Cette politique s’appuyait sur un ensemble d’institutions et de mécanismes bien conçus :
– Les accords monétaires de la zone franc
– Une politique de coopération efficace avec le FAC et la CCCE
– Des accords de défense avec des clauses secrètes
– Une forte implantation économique et commerciale.
Cette politique fut personnifiée par Foccart. Elle a permis une décolonisation sans grands drames si l’on met à part le Cameroun, et le maintien dans le camp occidental d’une Afrique francophone parfois tentée par le non-alignement ou par un rapprochement avec le camp soviétique.
Pendant toute cette période s’est établie une grande connivence entre dirigeants politiques français et africains. Cette connivence s’est traduite par une diplomatie parallèle court-circuitant le Quai d’Orsay et un étroit dialogue entre le « Monsieur Afrique » de l’Élysée, un homme de confiance du tout premier cercle du président français, et les chefs d’État africains.
Installé dans les discrets bureaux du 2 rue de l’Élysée, le Monsieur Afrique définissait la politique africaine de la France et en même temps rendait d’innombrables services aux chefs d’État africains allant de l’accueil de « madame » à Orly lorsque l’ambassade locale était dans l’incapacité de le faire, une prise en charge médicale d’urgence, la surveillance d’un opposant, ou un concours budgétaire en cas de difficulté imprévue pour payer les fonctionnaires.
Et il est vrai que le pouvoir de Foccart était considérable. C’est ainsi lui qui a permis au tout jeune Omar Bongo de prendre le pouvoir. C’est lui qui pour répondre aux pressions des pétroliers a financé et armé la révolte Ibo lors de la guerre du Biafra. Et c’est son successeur qui, sous Giscard, a envoyé les parachutistes français débarquer l’empereur Bokassa 1er… Il est ici frappant de voir à quel point la disparition de De Gaulle n’a nullement modifié le système qui a perduré de manière quasi inchangée sous Pompidou, Giscard, Mitterrand et Chirac.
Quelle est aujourd’hui la réalité de tout cela ? Peut-on encore parler de Françafrique ?
La grande période de la Françafrique que je viens d’évoquer a permis à de nombreuses sociétés françaises d’occuper des positions quasi monopolistiques, en particulier dans le domaine commercial et celui des infrastructures. C’est l’époque où la Peugeot est la reine des voitures en Afrique francophone, où Elf conduit ses campagnes d’exploration et met en service les champs offshores du golfe de Guinée, ce qui permet avec l’uranium nigérien, de sécuriser nos approvisionnements énergétiques.
Cette période est aussi celle des dérapages que nous rappelle le film récemment passé sur Arte, « l’Ivresse du Pouvoir », qui met en scène l’ancien PDG de Elf, mis en prison par la juge Eva Joly pour corruption.
En matière de corruption justement, dans quelle mesure la Françafrique a-t-elle favorisé ce système ?
Tant la négociation de grands contrats d’équipement que les grands contrats d’exportations de matières premières (pétrole, cacao, etc.) portaient sur des montants qui se chiffraient en dizaines, voire centaines, de millions de dollars. Ils impliquaient systématiquement les responsables politiques locaux. Dans des pays où les contre-pouvoirs n’existaient pas, la corruption était alors systématique. Elle existe en Afrique, mais elle existe dans tous les pays sans mécanismes de contrôle et sans contre-pouvoirs.
Cette corruption s’est donc généralisée en Afrique francophone et le paiement de commissions a conduit à un enrichissement considérable des élites politiques africaines au pouvoir. Ces mécanismes ont nourri les systèmes de pouvoir prédateur de la plupart des États africains décrits par Jean-François Bayart. Ces élites ont vite compris que c’est l’accès aux postes de responsabilité politique qui permettait l’enrichissement et non l’investissement privé.
Dans un contexte où la zone franc assurait une totale convertibilité et la liberté des transferts, les commissions ont aussi facilité les rétrocommissions qui ont commencé à irriguer les partis politiques français, avec les fameux « porteurs de valises » disposant de facilités pour éviter les contrôles aux aéroports. Ces valises n’avaient rien du mythe, je peux en attester. Un de mes amis banquiers au Gabon m’a expliqué comment, en période électorale française, il remplissait lui-même les valises… Les virements des banques locales vers la Suisse et les grands paradis fiscaux étaient aussi courants.
Pourquoi, l’expression Afrique-France tend-elle aujourd’hui à se substituer au concept de Françafrique ?
Il y a un proverbe africain qui dit que la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit. Les responsables africains qui étaient les principaux contributeurs financiers des partis politiques français – je pense là essentiellement aux Présidents Bongo et Houphouët Boigny -, sont rapidement devenus des acteurs importants dans la politique française. Ceci au point d’être couramment consultés par des présidents français pour le choix de certains ministres, et capables de provoquer la chute de ministres de la Coopération qui leur déplaisait, comme ce fut le cas avec Jean-Pierre Cot et Edwige Avice.
Il y a donc eu une inversion des pouvoirs. Les vrais patrons sont devenus les chefs d’État africains qui finançaient les partis français (à ma connaissance en arrosant tout le monde, du PC au FN). D’où le pouvoir de Bongo et de Houphouët qui, manipulant ainsi les responsables politiques français, définissaient en bonne partie la politique française en Afrique.
Lorsque je dirigeais les opérations de l’AFD, je devais professionnellement rencontrer le président Bongo lors de ses passages à Paris comme je le faisais pour nombre de chefs d’État africains. J’ai toujours été sidéré de rencontrer dans la salle d’attente du Crillon attenante à sa suite, nombre de personnalités politiques françaises de premier plan de droite et de gauche que je n’avais vu qu’à la télévision, qui n’avaient à ma connaissance aucune activité au Gabon, mais qui venaient « saluer le président ». Plus d’une fois, Bongo me fit appeler et passer devant tout ce monde provoquant la stupeur de ces personnalités (chuchotant entre eux « mais qui c’est ce type qui passe le premier ? »), petite vacherie du président tout heureux de rappeler qui était le « patron »…
Où en sommes-nous ? Ce système bien huilé est-il encore d’actualité ?
Ce système a commencé à se fissurer à la fin des années 1980 avec la fin de la Guerre froide, la persistance anormale de la crise économique dans la zone franc, les dérives de certains chefs d’État, l’importance prise par une coopération multilatérale et un FMI qui a commencé à fouiller dans les comptes publics, les pressions exercées par la France pour la démocratisation depuis le discours de La Baule, irritant beaucoup en Afrique du moins dans les sphères du pouvoir.
Pendant cette période des années 1980 et 1990, période de vaches maigres en Afrique et ceci tout particulièrement en zone franc qui, refusant l’ajustement monétaire, s’enfonça dans la crise. Les investisseurs français ont fortement diversifié leurs implantations et se sont tournés vers les pays anglophones (Nigéria, Afrique du Sud et Kenya) et lusophones en particulier l’Angola.
De leur côté, les gouvernements des pays francophones ont aussi fortement diversifié leurs partenaires commerciaux, financiers et diplomatiques. C’est l’époque où la 4×4 Toyota se substitue à la Peugeot. La Banque mondiale impose ses approches (cf. la guerre du coton entre coopération française et la Banque).
Et puis une série d’évènements ont sérieusement affecté la relation entre la France et l’Afrique francophone : je listerais la mort du président Houphouët Boigny en 1993, la dévaluation du franc CFA en 1994, mal comprise et vécue comme une trahison par les élites politiques africaines.
Puis la gestion désordonnée et chaotique par la France de la crise politique ivoirienne de 1997 à 2011. La France n’a pas réagi à l’effondrement en 1997 de la démocratie ivoirienne gangrénée par la corruption, face à une mutinerie de bas étage. Les gouvernements africains en ont conclu à juste titre que les clauses secrètes des accords de défense les protégeant de troubles intérieurs étaient désormais inopérantes.
Nous avons enfin, en 2004, l’évacuation de nos ressortissants d’Abidjan en proie à un véritable pogrom organisé par les durs du pouvoir ivoirien. On peut dire que cette année-là, le système mis en place par Foccart est largement à terre, et la mort en 2009 du président Bongo lui porte le coup de grâce. D’autant que la grande période des comptes suisses et des paradis fiscaux est terminée.
Est-ce pour autant le signe d’un désengagement de la France en Afrique ?
Certainement pas. Les présidents Sarkozy, Hollande et Macron ont tous proclamé lors de leur investiture qu’ils allaient inaugurer une nouvelle politique africaine totalement dégagée des reliques de la Françafrique. Mais il faut bien noter de curieux alignements politiques. Ainsi, le parti socialiste soutenait le président Gbagbo de Côte d’Ivoire, alors que l’UMP soutenait son ennemi Ouattara. Au fait, qui soutenait qui ? En l’occurrence, Sarkozy a fait intervenir les hélicoptères de combat français pour mettre fin au refus de Gbagbo d’accepter sa défaite électorale en 2011.
Et puis la France est intervenue militairement au Mali en 2013 à la demande du gouvernement malien pour éviter un effondrement du pays et sa prise de contrôle par des groupes armés djihadistes. La rumeur veut que ce soit François Hollande qui ait poussé IBK à se présenter à l’élection présidentielle au Mali en 2013 avec le soutien de la France.
Mauvaise pioche à l’évidence. Un chef d’État incapable et corrompu que nous avons soutenu et financé pendant 7 ans et qui vient de se faire dégager par ses militaires dans un coup d’État qu’aucun des responsables français n’avait vu venir. Nos « services » ont-ils perdu la main ? Ou ont-ils évité de passer l’information à nos politiques ?
Nous avons aujourd’hui plus de 5000 hommes ensablés au Sahel dans une opération Barkhane qui ne peut empêcher l’extension de l’insécurité dans toute cette zone. Où va la relation privilégiée franco-africaine alors que des foules au Mali, chauffées par des gens qui nous veulent du bien, s’en vont brûler le drapeau français devant notre ambassade en appelant les Russes à la rescousse ?