ANALYSES

Vers la fin de l’Union européenne ou son renouveau ?

Tribune
30 juillet 2020


L’Union est une construction ambiguë, inachevée et fragile

L’ambiguïté du projet

Union politique ou simple marché ? Le projet européen a toujours été plus ou moins ambigu sur l’objectif recherché. La célèbre déclaration Schuman du 9 mai 1950, considérée comme l’ordonnée à l’origine du projet européen, est sans doute le plus clair des textes fondateurs. Elle assignait pour objectif aux six États signataires de réaliser, au travers de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, « les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». Fédération, c’était donc bien de cela qu’il s’agissait.

Mais quelques années plus tard, en 1957, les chefs d’État et de gouvernement signataires des traités de Rome omettaient la référence à la « Fédération » et affirmaient, non sans lyrisme, mais de façon plus vague, leur détermination à établir : « les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Rien n’était dit, à dessein, sur la forme de cette « union » sans majuscule : simple « communauté économique », association politique d’États-nations, confédération ou bien fédération comme initialement projetée ?

Le traité de Maastricht en 1992, troisième hypostase de la trinité fondatrice en ce qu’il institue « l’Union européenne », n’est guère plus explicite. Son préambule affirme qu’il s’agit de « franchir une nouvelle étape dans le processus d’intégration européenne engagé par la création des Communautés européennes ». Le projet européen serait donc un processus susceptible d’aboutir, un jour, à une union. Son ordre juridique est donc par nature instable. Il ne résulte pas d’une constitution rédigée d’un trait par une convention se mettant d’accord sur un plan d’ensemble, à l’instar de la convention de Philadelphie qui accoucha de la Constitution américaine. Il résulte au contraire d’une série de traités qui se sont superposés et modifiés les uns les autres à l’issue d’âpres négociations et qui forment une trame parfois obscure et d’une longueur telle qu’elle en est devenue illisible pour l’immense majorité des citoyens européens.

Le problème est que cette ambiguïté, qui a longtemps joué un rôle qualifié de « constructif » parce qu’elle permettait d’avancer sans vraiment dire les choses, en feignant de croire que l’on se comprenait et en glissant les désaccords sous le tapis, est devenue à la longue « destructrice ». Au fur et à mesure que l’Union se construisait, les peuples européens ont eu le sentiment qu’une poignée de « technocrates » les mettaient devant le fait accompli et leur volaient tout à la fois leur souveraineté et leur identité.

C’est un Premier ministre britannique, Margaret Thatcher, qui a, pour la première fois, tiré parti de cette ambiguïté originelle et introduit le ver du marché dans le fruit de l’union politique. C’est la funeste formule de 1979 « I want my money back » qui consacre une approche transactionnelle de l’Union, incompatible avec l’idée même d’un intérêt général européen. Malheureusement, il est probable aujourd’hui que certains, y compris parmi les citoyens du Danemark, de la Suède et de l’Autriche et des Pays-Bas, ne souhaitent pas voir l’Union devenir autre chose qu’un marché. Et c’est sans aucun doute par crainte de cette dimension politique que la Norvège et la Suisse n’y ont jamais adhéré. Quant à l’Irlande, si elle a tiré d’immenses bénéfices économiques de son adhésion à l’Union européenne, ses citoyens ont tout de même voté contre la ratification du traité de Nice en 2001, puis contre la modification constitutionnelle rendue nécessaire par la signature du traité de Lisbonne en 2008.

Enfin, en adhérant à l’Union européenne, il n’est pas sûr que la majorité des citoyens des pays baltes, d’Europe de l’Est, d’Europe centrale et des Balkans aient voulu adhérer à une Union politique. Il n’est même pas sûr que les peuples des États membres à l’origine de l’Union n’aient pas eux aussi développé une certaine ambivalence pour ne pas dire une franche aversion vis-à-vis de la construction européenne. Un intéressant rapport conjoint de Sciences Po Cevipof, l’Institut Jacques Delors et Kantar a montré que les Français étaient devenus le peuple le plus eurosceptique d’Europe, juste après les Grecs et à peine devant les Britanniques[1]. Quant aux Italiens, qui ont pendant longtemps été parmi les peuples les plus en faveur de la construction européenne, ils sont aujourd’hui au même niveau de défiance que les Grecs et les Français. In fine, l’ambiguïté n’aura donné que des fruits amers.

Les insuffisances de la méthode

Si les objectifs étaient ambigus, en revanche, pour ce qui est de la méthode, les choses étaient claires dès le début. Dans sa déclaration du 9 mai précitée, Robert Schuman affirme en effet que : « L’Europe ne se fera pas d’un coup ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. ». C’est la célèbre méthode dite des « petits pas » qui est devenue un dogme absolu, l’Alpha et l’Omega de la « construction » européenne. Ce qui la condamne à être un projet toujours en chantier où l’on avance en empilant brique sur brique avec « pragmatisme », sans recourir à un quelconque plan d’architecte.

De fait, l’idée d’avancer pas à pas s’est matérialisée par une série d’avancées dont chacune contenait en germe la suivante et par un effet de cliquet, supposé rendre impossible tout retour en arrière. Ainsi la création d’une zone de libre-échange organisée autour du démantèlement douanier, d’une politique commerciale commune et des quatre libertés de circulation a-t-elle amené directement au « grand marché » de « l’Acte unique » de 1986. Ce grand marché appelait à son tour, une monnaie unique et si on ajoute à cela un commencement de politique de défense et de politique judiciaire, on obtient le traité de Maastricht de 1992. Enfin, pour que la monnaie unique fonctionne de façon optimale, il aurait fallu mettre en place une politique budgétaire commune et une harmonisation des politiques fiscales. Une fois cela réalisé, l’État fédéral se serait imposé comme une évidence.

Cette méthode des engrenages, qui a fonctionné jusqu’à la création de la monnaie commune en 2001, s’est arrêtée au seuil de l’harmonisation fiscale et de la politique budgétaire intégrée. Elle a également échoué à mettre en place une politique de défense vraiment commune. Soixante-dix après la déclaration Schuman, soixante-trois ans après la signature du traité de Rome, l’Union européenne est devenue une communauté plus large et plus profonde que la communauté d’origine. Mais l’objectif d’une fédération apparaît désormais comme un inaccessible rêve, une utopie. Chaque petit pas supplémentaire se fait dans la douleur de crises qui ne sont surmontées qu’au prix d’énormes efforts.

Surtout, la sortie du Royaume-Uni de l’Union a mis en échec le caractère prétendument irréversible du processus. Le peuple britannique s’est montré peu sensible à tous les arguments d’ordre économique avancés pour montrer le coût exorbitant du Brexit et s’est laissé convaincre par des arguments irrationnels relatifs à sa « souveraineté ». Cela parce que la politique est avant tout affaire de passions. Les peuples aussi y sont sujets et l’histoire abonde d’exemples où ils se sont laissés emportés par leurs pulsions.

Il est donc temps de s’interroger sur le bien-fondé de la méthode des petits pas. Cette méthode repose sur le postulat qu’il existerait un continuum entre l’état de départ – des États-nations souverains – et l’état final recherché – l’État fédéral. Or, ce postulat est contestable parce qu’il y a une différence de nature et non pas de degré entre un club de marchands où l’on peut choisir les options à la carte comme dans un club de sports et une Union politique dont la solidarité est la raison d’être et où l’on doit prendre en bloc le bon et le mauvais. La différence se traduit notamment par le fait que, dans une Union politique, on peut être amené à endosser des décisions que l’on n’approuve pas. C’est la même chose que dans une copropriété. On peut être emmené à financer la réfection du toit, même si l’on habite au rez-de-chaussée. Or l’on ne passe pas d’une gestion de type club, où chacun reste tant qu’il en a « pour son argent », à une copropriété, sans un changement des statuts et sans distribution des millièmes. L’Union n’est rien d’autre que la maison commune des peuples européens. Il nous revient de l’organiser correctement.

Le problème est qu’aujourd’hui, un tel changement de statuts, c’est-à-dire une révision des traités, semble politiquement hors de portée. Cela parce que le drapeau du fédéralisme a été hissé bas et sa cause désertée. Devant les cris et les hurlements des démagogues populistes, les clercs ont trahi. Au lieu de faire vivre le débat, par conformisme ils se taisent. Les plus courageux entonnent la vieille rengaine des petits pas et du pragmatisme. Ils réclament de l’action, toujours de l’action, mais ne savent pas où ils vont. Marchons ! Marchons ! déclame le chœur pro-européen. La vérité est que, comme à l’opéra, le chœur fait du surplace.

La fragilité de ses institutions

La première fragilité des institutions européennes tient à leur manque d’efficacité. Les États membres ont pris bien soin de limiter strictement les compétences de l’Union. C’est la parabole de Gulliver enchaîné. Il s’en suit que l’Union n’est efficace que lorsqu’elle dispose de compétences exclusives, par exemple en matière de négociations commerciales internationales, et qu’elle est inefficace lorsqu’elle ne dispose que de compétences d’appui, comme en matière de santé publique, ou prend ses décisions à l’unanimité, comme en matière de politique de sécurité et de défense commune. Dans ce cas, l’Union devient l’otage d’un seul État membre à qui il suffit de faire valoir son veto pour tout bloquer. Cela donne un retentissement excessif aux considérations de politique intérieure sur la politique de l’Union. C’est ce que montre actuellement le blocage exercé par le « club des frugaux » – les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark et la Suède – pour empêcher toute augmentation du budget européen, alors qu’il ne représente que 10 % de la population européenne et la moitié du PIB de l’Allemagne. Est-ce cela la démocratie ?

La deuxième fragilité des institutions de l’Union tient à leur manque de lisibilité par les citoyens. La Commission européenne n’est pas un véritable gouvernement, mais dispose néanmoins de certains attributs du pouvoir exécutif. Le Conseil, dans une subdivision byzantine impénétrable pour le commun des mortels, est une structure à deux niveaux : le « Conseil européen », qui réunit les chefs d’État et de gouvernement et le « Conseil de l’Union européenne », qui réunit en diverses formations les ministres des États membres. Ce Conseil est porteur de l’intérêt des États membres et capable, à ce titre, de tout bloquer. Il est à la fois un sénat et un gouvernement. Ses réunions sont d’une grande opacité contrairement à celles du Parlement européen et cela nuit gravement à la démocratie. Le Parlement européen est le meilleur garant de l’intérêt général européen, mais les rédacteurs des traités se sont bien gardés de lui donner le pouvoir de lever l’impôt et de voter les dépenses. Il n’a pas même l’initiative législative. En revanche, il s’est attribué un pouvoir de contrôle sur les nominations des commissaires européens, dont aucun Parlement national ne dispose à l’égard des ministres. À cela, il faut ajouter depuis le traité de Lisbonne l’existence du « haut-représentant/vice-président de la Commission », censé jouer un rôle important en matière d’affaires étrangères et de défense, mais dont la mission est impossible à remplir. Toute cette architecture d’une affreuse complexité rebute les citoyens de l’Union de leurs propres institutions qui du coup leur deviennent étrangères.

Enfin, la troisième fragilité tient au soi-disant manque de légitimité. Il s’agit là d’un faux procès. Le Parlement européen, élu au suffrage universel direct, n’a aucune leçon de représentativité à recevoir d’aucun Parlement national. Le conseil européen réunit des chefs d’État et de gouvernement tous issus, directement ou indirectement, du suffrage universel. Quant aux commissaires européens, ils sont désignés par leur État membre et cette désignation fonde leur légitimité. Seuls les processus de nomination du président de la Commission européenne et du président du Conseil sont critiquables. Il est en effet arrivé par le passé que les chefs d’État et de gouvernement s’accordent sur des personnages falots, dans le dessein inavoué qu’ils ne leur fassent pas d’ombre. Le traité de Lisbonne s’est efforcé de corriger ce travers en imposant aux chefs d’État et de gouvernement de prendre en compte le résultat des élections au Parlement européen. Cette nouvelle disposition a débouché sur le système dit du spitzenkandidat consistant à nommer président ou présidente de la Commission, le candidat pressenti par le groupe parlementaire arrivé en tête aux élections européennes. Néanmoins en l’absence de listes politiques transnationales, le caractère démocratique de ce procédé n’est guère convaincant. Il n’a du reste pas convaincu le président Macron qui s’y est opposé, provoquant une petite crise politique. Seul le développement de partis politiques représentés dans la majorité des États membres serait susceptible, sans changer les traités, de pallier ce manque de légitimité.

 

L’Union traverse une crise existentielle qui peut déboucher aussi bien sur un retour en arrière que sur une marche en avant

Une crise conjoncturelle qui touche au cœur du projet européen : la solidarité

La crise actuelle, issue de la pandémie du Covid-19, présente trois caractéristiques majeures. La première est qu’elle vient après toutes les autres : Irak 2003, referendums négatifs français et néerlandais de 2005, crise économique de 2008, crise grecque entre 2009 et 2012, Libye 2011, Ukraine 2014, terrorisme et crise des réfugiés 2015, Brexit 2016-2020, crise de l’Alliance atlantique 2018-2019. On peut certes faire valoir que tout ce qui ne tue pas l’Union la renforce et que la construction européenne est la somme des solutions apportées à toutes ces crises. Cela est vrai. Mais il est tout aussi vrai que chaque crise détruit un peu plus de l’affectio societatis européen et qu’à force de balafres, le projet en est défiguré.

La deuxième caractéristique de la crise est qu’elle est multidimensionnelle – sanitaire, économique, culturelle – et que ses répercussions sont d’une ampleur sans précédent sur nos sociétés. C’est, selon l’expression de Jean-Claude Juncker une « polycrise » et, selon l’OCDE, la pire récession en temps de paix sur les cent dernières années.

Mais la troisième et la plus importante caractéristique de la crise est qu’elle touche au cœur du projet européen : la solidarité entre ses membres. L’absence de solidarité initiale a mis à nu le projet européen. Il est vrai que depuis des pas nouveaux et significatifs ont été franchis, comme l’acceptation par l’Allemagne d’un endettement commun de l’Union. L’Union a réagi massivement aussi bien la Banque centrale européenne avec un plan d’achat de dettes de 1 350 milliards d’euros, que la Commission qui a endossé un ensemble de mesures qui totalisent plus de 1 000 milliards d’euros : 750 milliards pour le plan de relance, 100 milliards pour le dispositif SURE concernant le chômage partiel et encore 250 milliards d’euros pour le Mécanisme européen de Solidarité. On ne pourra pas dire cette fois, contrairement à la crise grecque, que l’Union a fait trop peu, trop tard. L’engagement a été massif et rapide. Mais ces pas, qui nous apparaissent aujourd’hui considérables, ne sont malheureusement que de petits pas sur la longue route du projet européen, tant l’union budgétaire et fiscale paraît si lointaine et, à ce stade, inatteignable.

Ne nous y trompons pas, la crise actuelle que traverse l’Union européenne est avant tout politique : elle pose à nouveau la question de la nature de l’Union : marché ou union politique. C’est en cela qu’elle est existentielle et qu’elle fait courir à l’Union un « danger mortel », comme a dû le rappeler Jacques Delors en sortant de son silence.

Un marché, sans un minimum de solidarité, n’est qu’un vulgaire marché, une place où l’on fait des affaires. Or, depuis bien longtemps, l’Union est bien plus que cela. Les marchés n’ont pas de drapeau, ni d’hymne et encore moins de passeport. Même embryonnaire, une identité européenne existe. Au-delà des symboles, les fonds structurels ont permis le rattrapage de tous les pays qui étaient à la traîne et la monnaie unique a solvabilisé les pays plus pauvres qui auparavant dévaluaient leur monnaie régulièrement pour compenser leurs pertes de compétitivité. L’euro demeure incomplet et fragile sans une politique budgétaire et fiscale intégrée. C’est une vérité acceptée par les économistes de tous horizons politiques et qu’ont démontrée deux prix Nobel : Joseph Stiglitz et Milton Friedman. Certes, l’euro a survécu. Mais il n’a pas rempli toutes ses promesses, en particulier celle d’apporter un surcroît de croissance, ni celle de devenir une monnaie de réserve internationale à l’égal du dollar. Et c’est bien la raison pour laquelle les entreprises européennes ont dû plier le genou devant Donald Trump déterminé à interrompre le commerce avec l’Iran.

Si l’on veut vraiment que l’Union ne soit qu’un marché, il faudrait alors s’en tenir à une logique purement transactionnelle. Cela supposerait de supprimer les rabais dont bénéficient l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la Suède, puisque ces pays ne paient que le quart de la contribution qui devrait normalement leur être demandée. Il faudrait également supprimer les fonds structurels, qui n’ont pas lieu d’être dans une telle logique. Et puis il faudrait mettre fin à l’euro et revenir aux monnaies nationales, afin que les pays les moins compétitifs puissent retrouver la liberté d’agir sur leur taux de change et leurs taux d’intérêt. Il faudrait aussi mettre fin aux politiques de « concurrence fiscale dommageable » dont l’Irlande et les Pays-Bas ont tiré d’immenses bénéfices. Et puis enfin, pourquoi ne pas réinstaurer des frontières physiques entre les États membres, afin de limiter le dumping social ?  Voulons-nous vraiment tout cela : un grand bond en arrière ?

Mais si l’Union est davantage qu’un marché, alors il faut lui donner les institutions nécessaires à son bon fonctionnement, à commencer par la sécurité et la défense. Car si l’Union est incapable de protéger ses citoyens, alors à quoi sert l’Union ?

Une faiblesse structurelle : l’incapacité de se protéger et de protéger ses citoyens

Au-delà de la crise conjoncturelle qu’elle traverse, l’Union est affectée d’une faiblesse structurelle : elle est incapable de faire face seule aux menaces qui pèsent sur elle et s’en remet à la protection des États-Unis.

Il n’y a là pourtant aucune fatalité et certainement pas une question de moyens budgétaires, comme pourrait le laisser croire le débat récurrent sur le « partage du fardeau » au sein de l’OTAN. En effet, la somme des dépenses de défense des vingt-sept membres de l’Union européenne (187 milliards d’euros en 2018) est près de cinq fois supérieure à ce que dépense la Russie (40 milliards d’euros), et supérieure à ce que dépense la Chine (147 milliards d’euros). C’est bien la preuve que si l’Union se juge – à raison – incapable de se défendre contre la menace russe, c’est parce que sa défense est fragmentée et relève de la souveraineté des États membres. Le problème ne réside pas dans le volume des dépenses, mais bien dans leur structure. C’est l’absence d’intégration des différentes armées nationales qui rend l’Union impuissante militairement. Et malgré tous les effets d’annonce, la politique de défense commune demeure embryonnaire et la défense commune ne semble pas près d’exister.

Les décisions en matière de défense sont prises à l’unanimité par vingt-sept gouvernements et mises en œuvre par vingt-sept ministères de la défense, qui chacun a ses propres priorités. Chaque État voit midi à sa porte et les menaces à sa fenêtre. Les pays du Nord et de l’Est de l’Europe, Allemagne comprise, s’en remettent à la protection des États-Unis. Donald Trump pourrait cracher à la figure de leurs dirigeants que ceux-ci continueraient à vénérer l’OTAN. Leur peur est si grande et leur reconnaissance si aveugle qu’ils sont prêts à payer pour être protégés. Quant aux pays du Sud, ils s’en remettent eux aussi à la protection américaine, mais davantage pour des raisons industrielles que par peur de la Russie. Seule la France entend poursuivre une politique d’indépendance nationale. Mais la France est isolée, et cette politique d’indépendance a trouvé ses limites, en particulier au Sahel où les forces spéciales françaises sont trop dépendantes de moyens américains.

Le protectorat américain a un coût. Jusqu’à présent, ce coût était modeste. Il ne s’agissait que d’acheter des équipements militaires américains. Avec Donald Trump, le code a changé : ce qui est demandé désormais, c’est un alignement pur et simple des diplomaties européennes sur la politique américaine. L’exigence faite aux Européens de renoncer aux équipements de la firme chinoise Huawei pour la 5G est révélatrice de ce nouveau mode de faire. À défaut de s’aligner, le Royaume-Uni aurait pris le risque de ne plus avoir accès aux sources de renseignement américaines. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait complètement changé de politique sur ce sujet sous la pression américaine. D’une façon générale, tous les États européens font face à ce dilemme : s’aligner ou ne plus être protégés. L’Allemagne vient d’en faire l’expérience puisque le refus de la chancelière Merkel de se rendre au sommet du G7 que le président américain entendait organiser s’est immédiatement traduit par le retrait de 9 500 soldats américains. Le message est clair et fort.

Les solutions appellent des choix drastiques que personne ne souhaite faire

Aujourd’hui, le problème de la construction européenne n’est plus de choisir entre le marché et l’Union politique. Le problème est de savoir si l’on veut mettre fin à l’euro et revenir aux monnaies nationales ou bien adopter un vrai budget commun et harmoniser nos politiques fiscales. Le problème n’est pas non plus de savoir si l’on veut une défense européenne ou pas, il est de savoir si l’Union pourra conserver sa puissance commerciale si elle reste incapable de se protéger par elle-même.

La construction européenne est bloquée au milieu du gué, l’endroit le plus dangereux de la rivière, là où le courant est le plus fort et où il est facile de perdre pied. La vieille méthode des petits pas ne fonctionne plus. Il faut faire mouvement et vite, car le monde n’attend pas. Les Européens doivent soit reculer vers la berge nationaliste, soit avancer vers la berge fédéraliste. Bien sûr, ils préféreraient ne pas choisir et continuer à bénéficier du meilleur des deux mondes. Tout choix est un renoncement et ce renoncement-là est un déchirement.

Cependant, choisir en connaissance des causes et des effets, en toute transparence et en associant le plus possible les citoyens, suppose d’ouvrir un débat sur la nature du projet européen. C’est la raison pour laquelle une convention sur le futur de l’Europe a été convoquée. Et c’est aussi pour cela qu’elle a tant de mal à se mettre en place. Surtout, ne touchons à rien, et surtout pas aux traités, disent les plus frileux. Mais si d’emblée toute révision des traités est écartée, alors autant ne rien entreprendre. Rien ne serait pire de faire croire, une fois de plus, que l’on va avancer alors que l’intention est de rester sur place.

La difficulté tient au fait que tout débat rationnel sera extraordinairement difficile à mener, car, disons-le encore une fois, la politique est affaire de passions et les passions anti-européennes ont été chauffées à blanc au début de la crise du Covid-19.

Comme l’écrivait Stefan Zweig en 1934, alors même que l’orage grondait : « L’idée européenne n’est pas un sentiment premier, comme le sentiment patriotique, comme celui de l’appartenance à un peuple, elle n’est pas originelle et instinctive, mais elle naît de la réflexion, elle n’est pas le produit d’une passion spontanée, mais le fruit lentement mûri d’une pensée élevée. Il lui manque d’abord entièrement l’instinct enthousiaste qui anime le sentiment patriotique. L’égoïsme sacré du nationalisme restera toujours plus accessible à la moyenne des individus que l’altruisme sacré du sentiment européen parce qu’il est toujours plus aisé de reconnaître ce qui vous appartient que de comprendre votre voisin avec respect et désintérêt ».

Alors, comment faire en sorte que l’idée rationnelle de fédération européenne convainque des foules manipulées par les trafiquants de haine et les marchands de peur ?

Il faudrait, mais cela est plus facile à dire qu’à faire, trouver la bonne articulation entre l’Union et les nations. Pour cela, il faut une Union qui se consacre sur les tâches essentielles, en particulier la défense, et redonne de la liberté aux États membres sur ce qui l’est moins. C’est au fond le slogan de la précédente Commission : faire que l’Union soit grande sur les grandes choses et petite sur les petites. Or qu’y va-t-il de plus essentiel, que la défense, la politique étrangère, le commerce international et la monnaie ? Et n’est-ce pas justement dans ces domaines que les États membres ont tous intérêt à unir leurs forces, plutôt que de rester, chacun dans son coin, fragile et démuni ?

De ce point de vue, le dilemme posé, en matière de politique de sécurité et de défense commune, lors du lancement de la coopération structurée permanente – trois mots pour ne pas dire « intégration » – dans le domaine de la défense, reste d’actualité. Faut-il avoir tout le monde à bord, c’est-à-dire être « inclusif », même si c’est pour n’aller nulle part, ou bien faut-il construire quelque chose en dehors des traités, de vraiment efficace, un « eurogroupe de défense » ? À cet égard, la lettre adressée par les ministres de la Défense des quatre grands (Allemagne, France, Italie, Espagne) au HR/VP Josep Borrell et à leurs collègues européens insistant sur le fait que la défense est importante, pourrait, peut-être, marquer le commencement de quelque chose de plus ambitieux, puisque les ministres se déclarent prêts à « intensifier leurs efforts et faire avancer une Europe plus intégrée, effective et capable dans le domaine international ». S’agirait-il de faire une vraie « avant-garde » au sein de l’avant-garde qu’était censée être la coopération structurée permanente et qu’elle n’est pas ?

Mais au-delà de la défense et de la monnaie, l’essentiel se jouera sur le terrain de la culture. Plus que tout, il est vital de ne pas laisser croire aux peuples européens que leur identité risque de disparaître dans une Union politique. Les Français ne seront jamais les Allemands, pas plus que les Corses ne sont devenus les Bretons. Et c’est bien comme cela. S’unir, ce n’est pas dissoudre son identité ; c’est s’enrichir d’une identité supplémentaire. Unir les nations européennes c’est ne pas oublier d’où elles viennent ; c’est s’accorder sur là où elles veulent aller.

L’Union européenne est à la croisée des chemins, au moment de vérité où il faut choisir une voie et renoncer à une autre. Cela a déjà été dit maintes fois par le passé, souvent à tort, mais à force de crier au loup arrive le moment où il vient vraiment. Nous y sommes. Cette fois-ci, l’Union peut renaître. Mais elle peut aussi disparaître, dans les mois et les années qui viennent.

L’Union sera ce que nous en ferons.

 

 

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[1]     Bruno Cautrès, Thierry Chopin, Emmanuel Rivière, Les Français et l’Europe – entre défiance et ambivalence – l’indispensable « retour de l’Europe en France » – Sciences Po Cevipof, Notre Europe Institut Jacques Delors et Kantar, mai 2020.
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