ANALYSES

Blocage de la frontière gréco-turque : l’UE hors-la-loi ?

Tribune
9 mars 2020
par Paul Chiron, juriste en droit des étrangers


Comme le signale l’association de défense des droits et de la dignité des personnes exilées La Cimade, quatre ans et demi après la photo de Aylan Kurdi, la mort par noyade d’un jeune syrien de quatre ans ne suscite guère d’émotion dans l’opinion publique. Pourtant la situation, aux portes de l’Union européenne (UE), est en passe de devenir une importante crise humanitaire et est, d’ores et déjà, une grave crise de valeurs.

Après l’annonce par Recep Tayyip Erdogan, le 29 février 2020, d’ouvrir sa frontière avec la Grèce, des milliers de personnes exilées ont afflué vers les postes-frontière et lieux d’embarquement, dans l’espoir de rejoindre l’Europe. Dès le lendemain, le 1er mars, la Grèce a décidé de déployer l’armée afin de renforcer sa frontière. Le Gouvernement grec a également annoncé suspendre l’enregistrement des demandes d’asile durant un mois. De nombreuses voix se sont élevées pour rappeler à la Grèce et l’UE leurs obligations en matière de droit d’asile et, plus largement, de défense des droits humains, en remettant en cause l’analyse juridique et politique du contexte (1). Cette attitude de l’UE n’est cependant pas récente. Bien avant la « crise migratoire » de 2015, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme des migrants pointait les lacunes en matière de protection des droits aux frontières de l’UE (2).

1- Une analyse juridique erronée pour justifier un acte politique

Suite à ce qui a été présenté comme la « crise migratoire », l’UE a mis en place une politique migratoire multisectorielle, politique axée essentiellement sur la protection de ses frontières. L’approche « hotspot », mise en place à partir de 2015, et l’accord entre l’UE et la Turquie, signé en 2016, devaient permettre de trier les personnes présentant une demande de protection internationale et de pouvoir les réadmettre sur le territoire turc, si leur demande de protection était jugée infondée. L’accord UE-Turquie prévoyait donc que la Turquie serve de garde-frontières de l’UE. L’ouverture de la frontière turque a mis l’Union devant ses propres contradictions, et l’oblige aujourd’hui à mettre en œuvre frontalement une politique en violation du droit et de ses principes.

Le socle législatif, concernant la question des frontières et du droit d’asile, est contenu dans les articles 3§2 du Traité sur l’UE, les articles 77 à 80 du Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) ainsi que l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

Le Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, en invoquant, pour fonder la fermeture de sa frontière et la suspension du droit d’asile, l’article 78§3 du TFUE commet une erreur flagrante, tout du moins juridique. Cet article prévoit qu’en cas d’« afflux soudain de ressortissants de pays tiers » des mesures provisoires, et donc nous l’imaginons dérogatoires, puissent être adoptées. Elles ne peuvent cependant être décrétées que par le Conseil européen, sur proposition de la Commission, et après consultation du Parlement européen. L’article en question ne peut donc pas venir légaliser les décisions unilatérales du Gouvernement grec. Par ailleurs, l’article 78 du TFUE pris dans son ensemble vient, bien au contraire, offrir une protection aux personnes cherchant asile auprès d’un État membre de l’UE. L’article dispose, en effet, que l’UE doit développer une politique en matière d’asile pour tout ressortissant d’un pays tiers nécessitant une protection internationale et assurer le respect du principe de non-refoulement. Or ce principe de non-refoulement est largement bafoué par la Grèce et l’UE. Le blocage de la frontière à des milliers de personnes, dont une grande partie souhaite déposer une demande d’asile, ainsi que la suspension de l’enregistrement de ces demandes pendant un mois, ou encore la volonté de la Grèce d’expulser les personnes entrées de manière irrégulière sur son territoire vers leur pays d’origine, sont autant de violations flagrantes du principe de non-refoulement.

À rebours des choix politiques menés actuellement, « l’afflux massif » de ressortissants étrangers peut également permettre au Conseil de mettre en place une protection temporaire accordée aux « personnes déplacées en provenance de pays tiers qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine »[1]. Mais cette option ne semble pas avoir été envisagée par l’UE.

En effet, au regard de la déclaration d’Ursula Von der Leyen qui, lors de sa déclaration du 3 mars affirme que la première « priorité est de veiller à ce que l’ordre soit maintenu à la frontière extérieure de la Grèce, qui est également une frontière européenne », soutenant par ailleurs le déploiement martial de l’agence Frontex à la frontière grecque, il apparaît que l’application de la directive européenne de 2001 n’est pas à l’ordre du jour. De même, les ministres de l’Intérieur de l’UE ont affirmé, à la suite d’un Conseil extraordinaire, la nécessité de protéger les frontières européennes, rappelant qu’aucune traversée illégale ne saurait être tolérée, et que l’UE allait continuer à combattre activement le trafic d’être humain. Ce dernier argument, fréquemment avancé, notamment au sujet de la situation en Libye, vient renforcer l’amalgame opéré entre migration et criminalité. Cette association n’est absolument pas nouvelle, et est même bien antérieure à la « crise migratoire » de 2015, comme le note François Crépeau dans son rapport sur les droits humains des personnes migrantes, publié en 2013.

2- Une situation aux frontières de l’UE déjà pointée du doigt avant la « crise migratoire »

Dès sa nomination en tant que Rapporteur spécial sur les droits humains[2] des migrants, François Crépeau a lancé une étude régionale sur la gestion des frontières de l’UE et ses incidences sur les droits humains des migrants. Cette étude, publiée en 2013, pointe deux éléments ; la prise en compte certaine de la question du respect des droits humains des personnes migrantes aux frontières de l’UE, mais aussi les lacunes persistantes en pratique. F. Crépeau identifie deux ordres de lacunes ; les lacunes conceptuelles et celles pratiques. Comme indiqué supra, la migration est présentée, note le rapporteur, en lien étroit avec l’aspect sécuritaire de la politique intérieure et extérieure de l’UE. Une réelle association est opérée entre migration et criminalité. Cela permet de justifier une politique répressive à l’encontre des personnes exilées, permettant, par exemple, la détention de personnes migrantes.

Ce rapprochement entre migration et criminalité, identifié dans le rapport de 2013, conjugué à une certaine exagération de l’ampleur des traversées irrégulières, permet également, selon cette étude, de justifier l’externalisation et le renforcement du contrôle aux frontières. L’accent est en effet mis sur la capacité des États membres à mettre fin à l’immigration clandestine sur leur territoire, plutôt qu’à veiller à l’obligation de respecter les droits fondamentaux, dans le cadre du contrôle légitime des frontières. Dans un addendum sur la Grèce, F. Crépeau regrette les expulsions faites sans contrôle automatique d’un juge et sans garanties procédurales, risquant d’entraîner des refoulements illégaux, et constate également l’usage disproportionné de la détention de personnes migrantes dans des conditions parfois indignes.

François Crépeau pointe, dès 2013, un réel fossé entre la politique et la pratique en matière de protection des libertés fondamentales des personnes migrantes. Les grands principes qui ont fondé l’UE et qui sont énumérés dans le préambule du Traité sur l’UE, ou la Charte des droits fondamentaux de l’UE ne se retrouvent pas sur le terrain. L’instrumentalisation politique des personnes exilées par le président turc ne fait aucun doute, mais la réponse européenne à cette crise humanitaire ne peut être que sécuritaire. L’UE se doit de respecter le droit international et, a fortiori, son propre droit.

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[1] Article 1er de la Directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil.

[2] L’expression employée par l’ONU et le Rapporteur est celle de « droits de l’homme », nous préférons cependant utiliser l’expression « droits humains » en raison de son caractère inclusif.
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