ANALYSES

Après les élections européennes : fragmentation politique et chaises musicales

Interview
29 mai 2019
Le point de vue de Rémi Bourgeot


Les élections européennes ont engendré la reconfiguration du Parlement européen, confirmant l’affaiblissement des partis traditionnels et le morcellement des forces politiques. Quelles sont les perspectives politiques possibles ? Quel impact sur l’orientation de l’UE ? Éclairage par Rémi Bourgeot, chercheur associé à l’IRIS.

– Quelles leçons tirer des résultats de ce scrutin européen, marqué par une hausse de la participation ?

Ces élections européennes ont effectivement connu un regain de participation, à un peu plus de 50% dans l’ensemble, en raison notamment de la montée de nouvelles polarisations et de la volonté de part et d’autre de faire barrage, ainsi que de l’importance de la prise de conscience environnementale. Cette série de votes nationaux a aussi traduit la crise politique que traversent les pays européens sous des formes diverses. Ce type de scrutin n’a pas permis en tant que tel d’enclencher au niveau européen ni dans la plupart des cas au niveau national un débat sur l’orientation du continent, et notamment sur la réorientation du modèle issu de la crise, souffrant d’instabilité sur le plan économique et dans les relations entre États membres.

La vague populiste qui avait été largement annoncée ne s’est certes pas produite de la façon prévue, avec la faiblesse en particulier des partis de la gauche de la gauche, en France et en Espagne parmi d’autres ; ce dont le mauvais score du Labour façon Corbyn est aussi un écho. Pour leur part, les partis d’extrême droite d’opposition, en France et en Allemagne notamment, n’ont pas connu d’envolée supplémentaire mais ont surtout réédité leurs scores des dernières années. Bien qu’arrivant en tête, le Rassemblement national a confirmé le caractère stagnant de sa base électorale, certes importante, mais trop limitée dans sa structure pour suivre la voie des partis populistes de droite qui sont parvenus au pouvoir en Italie et en Europe centrale en particulier, en profitant d’un soutien plus massif. Les partis populistes de droite au pouvoir se sont trouvés davantage confortés par des résultats élevés qu’il s’agisse de Matteo Salvini en Italie avec son score de 33%, de Viktor Orban à plus de 50% ou du PiS polonais avec plus de 45%… La barrière qui sépare populistes de gouvernement et populistes d’opposition, en plus de différences programmatiques majeures, relativise la notion d’un mouvement populiste paneuropéen qui offrirait une vision alternative homogène.

Si ces élections ont plutôt confirmé le « plafond de verre » auquel les populistes d’opposition restent confrontés, elles ont néanmoins encore confirmé l’éclatement et la décomposition des scènes politiques traditionnelles dans un certain nombre de pays. En Allemagne, la « grande coalition », déjà très affaiblie, apparaît désormais minoritaire si l’on se base sur les résultats de cette élection. En plus du recul de la CDU-CSU, le SPD confirme sa décomposition avec la fuite d’une partie conséquente de son électorat vers les Verts. Cela évoque la situation française, qui est certes arrivée à un stade plus avancé de décomposition, où une partie de l’électorat historique du PS s’est tourné vers les verts, pour une partie conséquente d’entre eux après être passé par le vote Macron en 2017, tandis qu’une large partie de l’électorat de centre droit a fini par rejoindre le camp présidentiel, conduisant à l’effondrement des Républicains.

– La reconfiguration du Parlement européen marque-t-elle un réel changement des rapports de force politique ? La division populiste/progressiste est-elle pertinente ?

Les débats sur le sens de ces élections sont marqués par une certaine confusion quant au fonctionnement du parlement et de l’UE dans son ensemble. L’orientation de la politique européenne reste surtout le fait de rapports de force entre États, non seulement au niveau du Conseil européen dont c’est presque la définition, mais également dans le travail de la Commission. Le Parlement est un important lieu d’échange, de travail et de ratification dans ce contexte. Néanmoins, son rôle n’est guère comparable à celui des parlements à l’échelle nationale. De même, les groupes qui figurent au Parlement européen restent une agrégation de partis nationaux dont les préoccupations restent souvent centrées sur leur propre scène politique.

C’est notamment en raison de ce contexte que la campagne européenne n’a que très peu porté sur l’orientation de la politique européenne et notamment sur la question du rééquilibrage du modèle économique de l’UE. Bien que l’on constate une certaine convergence entre Le Pen et Salvini, globalement les mouvements populistes européens sont tout aussi divisés dans leurs options concrètes que les partis traditionnels, suivant des lignes nationales. Le RN en France et l’AfD en Allemagne (dont les membres accusent Le Pen de socialisme) affichent ainsi des orientations irréconciliables.

Là où l’on a effectivement des thématiques communes, comme la question migratoire, c’est essentiellement parce que celles-ci sont très présentes dans les débats sur les scènes politiques respectives. Il convient de garder à l’esprit les blocages qui caractérisent les débats européens en général, suivant des lignes nationales en particulier, par exemple sur la question de l’intégration de la zone euro. Cela s’applique notamment aux partis de gouvernement, français et allemands en particulier, qui sont pourtant appelés à se coordonner au niveau du Parlement européen.

L’évolution de la cartographie du parlement se fait l’écho du morcellement des scènes politiques nationales, avec le recul du conservatisme classique (du déclin dans le cas de la CDU\CSU en Allemagne à l’effondrement dans le cas de LR en France) et la relégation assez généralisée de la social-démocratie, désertée par les classes populaires. Les gains des écologistes et l’émergence d’un groupe libéral élargi par l’apport du macronisme changent l’équilibre face au bloc historique conservateurs/sociaux-démocrates, qui n’est plus en mesure de former une majorité. Néanmoins, ces évolutions, qui ont certes un impact significatif sur la vie institutionnelle européenne, ne sont pas en tant que telles porteuses d’un changement en ce qui concerne les politiques menées à l’échelle européenne et les rapports de force interétatiques qui y mènent.

– Après les élections se pose la question de la nomination à la présidence des principales institutions européennes (Commission, Conseil et Parlement). Qui sont les candidats à la succession de Jean-Claude Juncker ? Quel groupe politique peut espérer se placer à la tête de la Commission ? Quels sont les enjeux de cette reprise de poste ?

Le système des « Spitzenkandidaten » initié en 2014 consiste à propulser à la tête de la Commission la tête de liste du premier parti ou la tête de liste d’un des groupements dès lors qu’elle est soutenue par une majorité. Le Bavarois Manfred Weber a ainsi été désigné par les conservateurs européens du PPE, mais, en plus du recul des conservateurs classiques à l’occasion de ces élections, cette figure politique du Parlement européen souffre d’un manque de notoriété aussi bien en Europe que dans son pays, et de son absence d’expérience gouvernementale. Il souffre par ailleurs de l’opposition d’un certain nombre de pays aux démarches allemandes des dernières années qui ont conduit à un accroissement déjà important du poids du pays dans le fonctionnement de la Commission, notamment au niveau du Secrétariat général. Par ailleurs, le soutien d’Angela Merkel est bien moins résolu qu’il n’y paraît à première vue, surtout si l’on prend en compte la série de postes européens de premier plan en jeu cette année, notamment à la tête de la BCE en plus de la présidence du Conseil, de la présidence du Parlement et du poste de Haut représentant pour les Affaires étrangères.

Dans ce contexte, la candidature de Weber est en voie d’être écartée. La réflexion s’oriente également vers d’autres figures désignées par les partis susceptibles de participer à une majorité européenne. La candidature du social-démocrate néerlandais Frans Timmermans, vice-président du parlement, devrait toutefois souffrir de l’opposition du PPE suite au rejet de Weber. La danoise Margrethe Verstager, actuelle Commissaire à la concurrence connue pour son hostilité aux pratiques des géants numériques, est aussi évoquée par le groupe libéral et a reçu le soutien de son gouvernement. Michel Barnier est également envisagé. Le négociateur en chef pour le Brexit a mené une campagne discrète en faisant le tour des capitales européennes ces dernières semaines et, comptant sur le support du gouvernement français, pourrait davantage apparaître comme une figure de consensus entre partis européens. Mais le rejet du candidat Weber pourrait amener à un certain niveau de blocage d’une candidature portée par la France ou à d’importantes concessions en échange, en ce qui concerne autant les autres nominations à venir que l’agenda politique européen plus généralement.
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