ANALYSES

Le « modèle allemand » : de totem à tabou

Interview
26 avril 2019
Le point de vue de Rémi Bourgeot


Paris et Berlin affichent de plus en plus de divergences politiques au niveau européen, récemment explicitées par le président Emmanuel Macron et son gouvernement. Le couple franco-allemand est-il en crise ? La France va-t-elle faire cavalier seul ? Le point de vue de Rémi Bourgeot, chercheur associé à l’IRIS.

Lors de sa conférence de presse du 25 avril, Emmanuel Macron a déclaré que le couple franco-allemand doit « assumer d’avoir des désaccords », faisant notamment référence aux négociations commerciales avec les États-Unis. En quoi les stratégies française et allemande pour l’Union européenne diffèrent-elles ?

Emmanuel Macron avait dans un premier temps centré son projet européen sur la question de la réforme de la zone euro. Néanmoins, l’idée d’une plus grande intégration fiscale au sein de l’union monétaire, et d’un plus grand partage des risques en général, s’est heurtée aux tabous allemands en la matière. Les élections allemandes de septembre 2017 ont certes aggravé cette divergence, la montée de l’extrême droite ayant accéléré le désengagement des partis de coalition des principes du fédéralisme européen. Cependant, le désaccord est plus profond encore. Il s’agit d’une divergence de vue de long terme en ce qui concerne la construction européenne, qui renvoie à d’importantes différences de culture politique et économique, et qui dépasse la question de la stratégie individuelle d’Angela Merkel ou de la génération qui aspire à lui succéder. Au fur et à mesure que le rejet par Berlin de ces projets d’approfondissement s’est confirmé, on a vu grandir à Paris une certaine frustration, qui s’exprime ouvertement parmi les proches du président depuis quelques mois et désormais de la part du président lui-même.

Pour l’heure, on voit cette divergence se traduire par des positions différentes sur un certain nombre de dossiers. Sur les négociations commerciales avec les États-Unis, le changement est effectivement notable. Jusqu’à récemment le gouvernement français faisait systématiquement front commun avec Berlin face aux critiques de l’administration Trump, qui visent essentiellement l’excédent commercial allemand. Bruno Le Maire était souvent le premier à répondre aux propos de Donald Trump, considérant que l’Europe était visée en son cœur.

Depuis peu, et dans le contexte de crise sociale que connaît la France notamment, le ministre a davantage tendance à demander à Berlin, comme récemment depuis Washington, de mettre en œuvre un rééquilibrage de sa politique économique et budgétaire, en ce qui concerne les investissements publics en particulier. Cette réorientation est rendue d’autant plus nécessaire par le ralentissement marqué que connaît l’économie allemande et qui entraîne la plupart des pays européens dans son sillage. Alors que le gouvernement allemand cherche à faire aboutir une négociation avec l’administration Trump pour éviter des mesures douanières supplémentaires, qui pourraient aggraver les difficultés de son industrie automobile, Emmanuel Macron s’est opposé, seul sur la scène européenne, à l’idée d’un nouvel accord commercial, en invoquant la sortie des États-Unis de l’accord environnemental de Paris.

On pourrait s’attendre, dans les prochains mois, à voir l’argumentation du gouvernement se concentrer davantage, de façon plus ou moins explicite, sur la question du considérable excédent commercial allemand, dont les effets se font sentir de façon bien plus sévère parmi les partenaires européens de l’Allemagne qu’aux États-Unis. Cela permettrait d’engager un débat plus général sur l’orientation économique de l’Allemagne et de l’UE. Ce débat serait, par ailleurs, plus bénéfique à l’économie européenne dans son ensemble qu’un arrangement centré uniquement sur le contentieux germano-américain.

Sur le dossier de l’extension du Brexit, où Paris voulait la limiter tandis que Berlin se montrait plus conciliant, Emmanuel Macron a-t-il cherché à confronter la vision allemande ? La France peut-elle s’affirmer au sein de l’UE sans le soutien de l’Allemagne ?

L’opposition au report long du Brexit de la part de Paris correspond à la position qu’affirme Emmanuel Macron depuis le référendum, consistant essentiellement à dissuader les autres peuples de suivre la voie britannique, quitte à accroître le risque d’une sortie sans accord. Cette position s’oppose à la vision plus conciliante de Berlin, où Angela Merkel se soucie particulièrement des conséquences économiques d’un tel scénario, ainsi que des conséquences géopolitiques de long terme d’une rupture avec Londres. Le désaccord qui se développe désormais entre Paris et Berlin a ainsi trait à des dossiers considérés comme particulièrement importants outre-Rhin sur le plan économique.

Pour l’heure, cet antagonisme ne concerne encore qu’à la marge la question plus cruciale du rééquilibrage économique que doivent opérer Berlin et l’UE dans son ensemble pour sortir d’un modèle court-termiste de croissance par les exportations, aux dépens des partenaires internationaux de l’UE et des partenaires de l’Allemagne au sein de l’UE. Ce modèle, centré sur la compression des salaires et des investissements, est aujourd’hui en crise. En plus de contribuer à l’atonie actuelle de la conjoncture, il constitue un facteur de la crise sociale en cours, et pénalise par ailleurs le développement technologique du continent, du fait du manque d’investissements et de la politique de désendettement aux dépens des infrastructures et de la capacité d’innovation. La France peut s’affirmer, dans le contexte du manque d’orientation de l’Union européenne, si elle défend la nécessité de corriger les déséquilibres européens au profit d’un modèle plus durable, sur le plan économique et social notamment.

Cette différence de vision structurelle entre Paris et Berlin est-elle le signe d’un affaiblissement du « moteur européen » ? Quelles conséquences pourrait avoir une fracture plus profonde sur la construction européenne ?

Cette différence de vision est effectivement de nature structurelle et renvoie à des cultures politiques et économiques qui ne sont conciliables dans le cadre d’un projet commun qu’à condition qu’on les prenne bien en compte. Le concept, intraduisible en allemand, de « couple franco-allemand » est en crise depuis un quart de siècle désormais. Le monde politique français s’est nourri, au cours des quatre dernières décennies, de l’idée d’un « modèle allemand », mal connu et qualifié à tort d’ordolibéral par ses détracteurs comme par ses thuriféraires. La vision des avocats, en Allemagne, d’excédents commerciaux illimités aux dépens des partenaires du pays et au moyen de la compression des salaires et des investissements, ne s’ancre guère dans l’ordolibéralisme des fondateurs de la République fédérale, qui, malgré leur austérité assumée, étaient aussi des libéraux conséquents.

Le ralentissement économique allemand est aussi l’occasion d’ouvrir un débat à la fois franc et serein sur l’avenir économique européen. Le modèle mis en place par Gerhard Schröder au début des années 2000 pour résorber le chômage de masse que connaissait le pays, aux dépens de ses partenaires européens, est arrivé à son terme. La crise de l’euro a trop souvent été associée à une dérive des salaires dans les pays dits périphériques, alors que les divergences de compétitivité ont avant tout résulté des écarts d’inflation inhérents à toute union monétaire et de la politique de compression initiée par le SPD en Allemagne.

Si l’on peut craindre que les différences actuelles ne mettent pas automatiquement Paris et Berlin sur la voie d’un échange de fond sur la question du rééquilibrage européen, le statu quo qui sous-tend la gestion déséquilibrée de la zone euro n’est pas plus tenable et montre d’ores et déjà d’importants signes de fragilité, aussi bien économique que sociale.
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