08.11.2024
Le Royaume-Uni et la question irlandaise : vers un Brexit de guerre lasse ?
Interview
18 octobre 2018
À six mois de l’échéance, les dirigeants européens réunis à Bruxelles espéraient aboutir à un accord sur les conditions de la sortie du Royaume-Uni. Mais les discussions ont de nouveau achoppé sur la question de la frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. Quelles sont donc aujourd’hui les marges de manœuvre ? Plusieurs scénarios de sortie sont envisagés : quels sont les plus crédibles ? Le point de vue d’Olivier de France, directeur de recherche à l’IRIS.
Pourquoi l’Irlande est-elle l’un des derniers points de blocage ?
C’est précisément parce que l’Irlande n’était pas considérée comme un point de blocage par les conservateurs qu’elle demeure aujourd’hui le dernier point de blocage. De nombreux conservateurs n’ont jamais cherché à comprendre le contexte historique ni le contexte irlandais, parce qu’ils se représentent le monde du point de vue de Westminster. Ils n’ont pas saisi que l’Irlande avait aussi sa propre vision du monde d’une part, et d’autre part, que l’Irlande subirait également de plein fouet les conséquences d’un Brexit qu’elle n’a pas voté. Dans le discours des conservateurs britanniques comme Jacob Rees-Mogg et Boris Johnson, il s’agit d’un problème mineur qui est instrumentalisé par l’UE dans les négociations. C’est comme si l’Irlande n’avait pas d’intérêts propres.
Ce n’était pas extrêmement compliqué de déduire a priori que la sortie du Royaume-Uni poserait des problèmes au niveau de l’Irlande du Nord. Malheureusement, l’Irlande n’est qu’un exemple symptomatique d’une tragédie beaucoup plus large. Depuis quarante ans, les conservateurs eurosceptiques auraient eu le temps de se creuser un peu la tête, de pousser leurs raisonnements jusqu’au bout et d’identifier ce que veut dire concrètement de retirer le Royaume-Uni de l’UE. Quand David Cameron propose un référendum sur la sortie de l’UE, on se dit là aussi qu’ils doivent y avoir réfléchi. Mais depuis deux ans au Royaume-Uni, le parti conservateur découvre les obstacles au fil de l’eau. C’est comme si vous prépariez un projet depuis des années et qu’au moment de le mettre en œuvre, vous vous aperceviez que vous ne savez pas le faire.
Les négociations patinant, quelles sont les marges de manœuvre pour les différentes parties ?
Il me semble qu’une lassitude s’est désormais installée des deux côtés de la table des négociations. Il est difficile de faire des prédictions sur le résultat des négociations parce que c’est trop complexe et incertain. Mais plus que n’importe quel élément factuel, c’est cette lassitude qui risque de permettre à tout le monde d’éviter le « no deal ». L’UE est lasse que le Brexit vienne phagocyter toutes les énergies et tous les dossiers, alors qu’elle est aux prises avec ses propres démons et que les élections européennes approchent. De même, une fatigue du Brexit s’est emparée du Royaume-Uni. Depuis 2015, médias et politiciens britanniques ne parlent que de cela alors que pléthore d’autres problèmes internes perdurent et que les inégalités sociales et économiques ont été renforcées par une décennie d’austérité. Un « no deal » remettrait une pièce dans la machine et forcerait tout le monde à repartir pour un tour, alors qu’il me semble honnêtement que tout le monde veut en finir et trouver une solution.
En termes de marge de manœuvre, le facteur X sera la frange la plus eurosceptique du parti conservateur. Car Theresa May a déjà reculé sur une grande partie de ses lignes rouges. Dans le contexte de lassitude progressive générale, il sera important de savoir si la frange la plus eurosceptique du parti conservateur est prête à repartir en guerre pour ses propres lignes rouges, en particulier la présence du Royaume-Uni dans l’Union douanière pour une durée indéterminée, et celle de l’Irlande du Nord dans le marché unique. Si la frange dure du parti conservateur arrive à supporter que la Grande-Bretagne, et non le Royaume-Uni, reste dans l’Union douanière, alors je pense que nous pourrons avancer.
Il existe une autre variable, qui vient de l’erreur commise par Theresa May en provoquant les élections législatives anticipées qui l’ont fragilisée et depuis lesquelles sa majorité dépend de dix députés unionistes de l’Irlande du Nord. Elle a ainsi réduit ses marges de manœuvre, puisqu’il y a désormais un camp supplémentaire à contenter, alors qu’il y en avait déjà suffisamment : les 27 pays membres de l’UE, l’ensemble des différents acteurs au Royaume-Uni qui sont plus divisés que les 27 et en plus, les unionistes nord-irlandais.
Il est un scénario intéressant de ce point de vue. Comme Gollum à la fin du Seigneur des Anneaux, les unionistes pourraient en fait avoir un rôle utile pour Theresa May, et même être in fine un des facteurs qui lui permettront d’éviter une absence d’accord. Car l’absence d’accord pourrait provoquer un scénario cauchemardesque pour eux : un « no deal » qui provoquerait de nouvelles élections législatives au Royaume-Uni. Dans le cas où ces élections législatives portaient au pouvoir Jeremy Corbin, le chef des travaillistes britanniques, cela leur poserait un problème majeur parce qu’il est favorable à la réunification de l’île d’Irlande. C’est un point secondaire, mais tout de même intéressant de se dire que les unionistes ne sont pas seulement un élément bloquant pour Theresa May dans les négociations.
Quel scénario de sortie vous semble le plus crédible ?
Je pense que nous en arrivons au point où certaines options se ferment et où la piste d’atterrissage d’un accord est de plus en plus étroite. Il existe certes la possibilité d’une révolte du parti conservateur pour imposer un Brexit plus dur. Nous ne savons pas alors ce qui pourrait se passer, mais je ne suis pas certain que l’UE ait envie de trouver un terrain d’entente juste pour accommoder la frange dure du parti conservateur.
Dans le cas où le leadership de Theresa May perdure sans révolte de cette partie eurosceptique, nous nous trouverons dans un scénario de compromis qui tourne autour de la résolution de la question de la frontière irlandaise. Il consiste à trouver une solution dans laquelle il n’y aurait pas de frontière dure en Irlande du Nord, et par voie de conséquences, une frontière douanière en mer d’Irlande, entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne. Dans ce cas, nous nous dirigerions vers une solution où l’Irlande du Nord resterait dans le marché unique, et où la Grande-Bretagne se maintiendrait dans l’Union douanière pour une période plus ou moins longue.
Il s’agira alors d’un jeu d’équilibriste que de transposer cette résolution en langage politique et de la « vendre » au pays. Il faudrait probablement envelopper cette proposition dans une rhétorique floue et une temporalité indéterminée. C’est pourtant le seul scénario dans lequel peut se faire la quadrature du cercle entre les positions britanniques et les positions européennes. Cela suppose que Theresa May renie une fois de plus plusieurs de ses lignes rouges, de même que les unionistes et la frange dure du parti conservateur.
Le Royaume-Uni ne sera pas en mesure de négocier des accords de libre-échange en son nom propre ; ce qui était pourtant l’objectif avec le projet « Global Britain » que certains conservateurs pensaient sur le modèle de Singapour, ouvert à tout vent sur l’économie mondiale. Le Royaume-Uni resterait donc soumis aux normes de l’UE, mais sans avoir voix au chapitre. C’est ce qui sera difficile à accepter pour Theresa May et le parti conservateur. De surcroît, la séparation du Royaume-Uni représenterait également un véritable pavé dans la mare, car elle créerait une Irlande du Nord séparée du reste du pays du point de vue commercial. Cela exposerait donc Theresa May à l’accusation que l’UE annexerait une partie de son pays au marché unique.
Il reste donc encore beaucoup de couleuvres à avaler et beaucoup de chemin à faire, surtout du point de vue politique, afin de s’assurer que nous arrivions à trouver un compromis sans que le Royaume-Uni et le peuple britannique ne se sentent humiliés. Il ne faut pas en effet que les négociations aboutissent à des tensions telles qu’elles remettent durablement en cause la solidarité des liens entre le continent et le Royaume-Uni. Et il convient d’éviter à tout prix le sentiment d’une humiliation britannique qui aurait de sérieuses conséquences néfastes et viendrait hanter l’UE en cas de problème sérieux, notamment du point de vue stratégique.