ANALYSES

Le retrait japonais du Sud-Soudan ou les limites de la politique militaire de Shinzo Abe

Tribune
31 mars 2017
Le 10 mars 2017, le gouvernement japonais a décidé d’arrêter l’envoi d’unités d’ingénierie de la Force d’autodéfense terrestre du Japon (FAD, nom de l’armée japonaise depuis 1954) à la Mission des Nations unies au Soudan du Sud (UNMISS), une fois que l’unité actuelle aura terminé ses activités fin mai. La FAD participe depuis 2012 à des projets de construction de routes autour de la capitale sud-soudanaise, Juba, dans le cadre de la force de maintien de la paix de l’ONU.

Lors d’une conférence presse, le Premier ministre Shinzo Abe a déclaré que la décision de son gouvernement était basée sur le jugement selon lequel les travaux de construction d’infrastructures entrepris par l’unité d’ingénierie de la FAD « ont atteint un moment clé ». Les troupes japonaises ont été déployées dans ce pays du Nord-Est de l’Afrique au cours des cinq dernières années dans le cadre de l’UNMISS.

Le secrétaire général du Cabinet nippon, Yoshihide Suga, a déclaré que les conditions de sécurité à Juba, où les unités du SDF sont maintenant déployées, « sont stables » et relativement sûres. Il a également nié que le Japon retirait ses troupes en raison de la détérioration des conditions de sécurité.

En réalité en juillet dernier, des affrontements violents dans la capitale soudanaise entre les forces du président Salva Kiir et de l’ancien vice-président Riek Machar ont fait au moins 300 morts. The Japan Times rappelle que la guerre civile a de facto obligé à évacuer les civils et diplomates japonais par des avions de transport de la Force aérienne autodéfense, des C-130 envoyés du Japon.

Décrire la situation en juillet comme étant « des combats » aurait cependant été l’aveu que le Japon aurait violé sa propre loi sur les opérations de maintien de la paix. Cette loi permet de telles missions par les FAD malgré les restrictions constitutionnelles.

Il existe cinq principes pour qu’une unité des FAD s’engage dans une mission de maintien de la paix dirigée par les Nations unies, dont une situation où existe un accord de cessez-le-feu entre les parties en conflit.

Dans le cas des activités de la FAD au sein de la MINUSS, un vif débat a récemment éclaté sur la question de savoir si le Sud-Soudan est en guerre civile. Si tel est le cas, il violerait donc la première condition des Cinq Principes, à savoir le maintien d’un cessez-le-feu. Dans l’esprit du principal parti d’opposition japonais, cela devrait inciter le gouvernement de Tokyo à exercer son droit de retirer le contingent de la FAD.

Le Japon a des antécédents considérables lorsqu’il s’agit d’envoyer les FAD à l’étranger pour des missions de maintien de la paix. Cela est dû en partie à cause des contraintes imposées par l’article 9 de la Constitution de 1946, qui interdit au pays de faire de la guerre un moyen de résoudre les conflits internationaux.

Le Japon a adopté la loi sur le maintien de la paix dans le cadre de l’ONU (loi dite PKO) en 1992, sous la pression d’autres pays dont les forces avaient été impliquées dans des opérations de maintien de la paix dirigées par l’organisation onusienne. Depuis lors, Tokyo s’est engagée dans huit missions de maintien de la paix, y compris au Soudan du Sud – la seule opération encore en cours.

Cependant, envoyer des unités des FAD dans des missions à l’étranger avait toujours exigé un examen minutieux pour que de telles missions ne violent pas la Constitution. Par exemple, Tokyo a eu l’idée d’identifier une « zone non combattante » en Irak afin d’y envoyer des éléments de ses forces armées terrestres après la fin de la guerre. Sans cette zone, une telle mission n’aurait pas été possible.

Un autre problème subsistait avant que la nouvelle législation sur la sécurité ne fût adoptée l’an dernier : les unités des FAD engagées dans des missions de maintien de la paix ne pouvaient utiliser les armes que pour l’autodéfense ou pour protéger directement les personnes sous leur contrôle. La nouvelle législation sur la sécurité permet à présent aux FAD de mener le « kaketsuke keigo », le fait de venir en aide aux troupes de maintien de la paix d’autres nations et aux civils sous le feu. La mission au Sud-Soudan était notable de ce fait pour le gouvernement d’Abe car il s’agissait du premier cas où la législation sur la sécurité était exercée sous cette autorité.

Quelle pourrait être la prochaine mission à l’étranger des FAD ?

Plusieurs idées ont été émises, dont le fait que les FAD jouent un rôle dans les Forces de maintien de la paix des Nations Unies à Chypre (UNFICYP). Cependant, beaucoup estiment qu’il serait difficile pour les FAD d’y participer en raison de l’instabilité de la région, considérant que le Japon a retiré en 2012 ses troupes des hauteurs du Golan à la frontière israélo-syrienne, après 17 ans de présence, en raison de la détérioration de la sécurité en Syrie.

Kenji Isezaki, professeur à l’Université de Tokyo, estime que la décision de se retirer du Sud-Soudan pourrait mettre en évidence le fait que les opérations de maintien de la paix des FAD sont trop contradictoires avec les lois existantes.

Indépendamment de l’explication officielle de Tokyo, la décision de retirer les troupes des FAD reflète la capacité limitée du gouvernement japonais d’envoyer les FAD à l’étranger pour des missions autres que l’assistance humanitaire / le secours en cas de catastrophe, souligne The Diplomat. En dépit du projet de loi sur la réforme de la défense (communément appelé « législation sur la paix et la sécurité » au Japon), adopté en septembre 2015 et entré en vigueur au printemps 2016, la capacité du Japon à jouer un rôle « proactif » reste très limitée.

Il ne fait aucun doute qu’une telle aversion vient du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, qui reste fort au Japon. Toujours hantée par les destructions de ce conflit – généralement considérées comme la conséquence dévastatrice de l’aventurisme militaire à l’étranger -, la société japonaise reste dans l’ensemble mal à l’aise avec l’idée que les FAD puissent être placées dans une situation où elles pourraient tirer et potentiellement tuer des personnes à l’étranger. En outre, il existe une aversion particulièrement forte contre les pertes humaines. Dans le contexte national japonais, la décision d’Abe de se retirer du Sud-Soudan était appropriée. Si les troupes des FAD devaient subir des pertes, cela créerait probablement un obstacle considérable à la poursuite de la participation des FAD aux opérations PKO des Nations unies. Par exemple, la police japonaise n’envoie plus son personnel à l’ONU car elle a déploré une perte au Cambodge dans les années 1990.

Que ce soit dans le contexte national ou non, la décision de Tokyo de retirer ses troupes ce printemps va à l’encontre de l’insistance d’Abe à ce que le Japon joue un rôle proactif dans les opérations de paix internationales. Aujourd’hui, environ 11 000 des 15 000 membres du personnel des opérations de maintien de la paix sont des militaires, ce qui laisse présager des risques inhérents à leur mission. Beaucoup de ces personnels se livrent à des activités qui sont plus risquées que celles que mènent les troupes japonaises à l’étranger. Pour le Japon, retirer la FAD à ce stade peut être perçu comme le fait que le gouvernement ne veut pas prendre des risques inconsidérés avec d’autres pays. Dans ce contexte, il n’y a pas beaucoup de différence entre ce que Shinzo Abe appelle une « contribution proactive à la paix » et la « diplomatie du chéquier », que le Japon a menée par le passé et pour laquelle il a été vivement critiqué. C’est là toute la limite de la politique de défense du Premier ministre conservateur nippon.
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