ANALYSES

Hamas-Israël : quelle situation humanitaire à Gaza ?

Interview
8 novembre 2023
Le point de vue de Jean-François Corty


La bande de Gaza fait face à une importante crise humanitaire en raison des bombardements israéliens déployés en réponse à l’attaque du Hamas du 7 octobre et d’un siège total. Alors que l’Organisation mondiale de la santé fait état de 52 attaques contre des structures de santé et que le Conseil de sécurité de l’ONU a rejeté trois projets de résolution sur Gaza qui auraient appelé à un « cessez-le-feu humanitaire », peut-on qualifier cette situation d’inédite ? À la suite de l’accord conclu entre les États-Unis et l’Égypte sur l’acheminement de l’aide humanitaire vers la bande de Gaza via le terminal de Rafah et au feu vert donné par Israël pour aider les civils à Gaza, quelles sont les perspectives d’établissement d’une aide humanitaire ? Quel rôle jouent les acteurs de l’humanitaire lors des conflits ? Alors qu’une conférence internationale sur l’aide humanitaire aux populations civiles de Gaza va se tenir à Paris ce 9 novembre, nous faisons le point sur la situation avec Jean-François Corty, vice-président de Médecins du monde, chercheur associé à l’IRIS.

Alors que l’Organisation mondiale de la santé fait état de 52 attaques contre des structures de santé et que le Conseil de sécurité de l’ONU a rejeté trois projets de résolution sur Gaza qui auraient appelé à un « cessez-le-feu humanitaire », cette situation de non-respect du droit humanitaire et cette difficulté à imposer des couloirs humanitaires sont-elles inédites ?

Le droit humanitaire international, construit à la fin du XIXe siècle et qui s’est consolidé au XXe siècle, permet d’humaniser la guerre en lui donnant un cadre pour protéger les aidants et les civils. Mais de fait, ce droit humanitaire international n’est souvent pas respecté dans beaucoup de conflits. Les écoles, les lieux de soin, les soignants et les aidants peuvent être des cibles intégrées à une logique de guerre totale, notamment au Yémen ou en Syrie où le régime de Bachar Al-Assad a fait de la destruction des structures de santé une stratégie militaire.

À Gaza, des dizaines de centres de santé ont été détruits par les bombardements, mais surtout, le blocus total rend les dispositifs de santé pratiquement inopérants. Sur la trentaine d’hôpitaux à Gaza, une vingtaine ne sont plus opérationnels tandis que d’autres sont en difficulté parce que le blocus empêche l’entrée d’eau, de nourriture, de médicaments et de fioul pour faire tourner les groupes électrogènes permettant de pallier le manque d’électricité. Notamment, la plupart des gens aujourd’hui à Gaza boivent de l’eau saumâtre ou de l’eau de mer mal filtrée. Ce blocus prend en otage les civils et de la même manière les otages israéliens capturés lors de l’attaque du Hamas du 7 octobre dernier sur le territoire israélien, estimés autour de 250 personnes, et qui sont aussi sujets à des restrictions dans Gaza compte tenu du blocus. Dans un contexte où le siège total n’a pas été anticipé, la vie de deux millions de personnes – civils, aidants et otages – est engagée. On estime qu’entre 20 000 et 25 000 personnes ont été blessées et que la mortalité avoisine les 10 000 morts. Ce chiffre n’intègre pas les personnes restées sous les décombres, alors que des centaines d’habitations ont été détruites par des milliers de bombes. Il n’intègre pas non plus les personnes touchées par des maladies aiguës et chroniques qui ne peuvent plus être prises en charge. La mortalité va devenir exponentielle au fur et à mesure du temps en raison du blocus.

Sur le terrain, les équipes des organisations non gouvernementales (ONG) et des Nations unies constatent que ce droit humanitaire international n’est de fait pas respecté. Près de 70 personnes des Nations unies et des dizaines de personnes du Croissant rouge local sont mortes sous les bombardements. Médecins sans frontières a perdu un membre de son équipe et les équipes de Médecins du Monde sont en situation de survie. Aujourd’hui, la partie nord de Gaza, notamment Gaza-ville, est encerclée et bombardée sans répit. Un siège dans le siège. Des centaines de milliers de personnes sont prises au piège et assimilées à des membres du Hamas dès lors qu’ils n’ont pas pu bouger. Or, ce siège est arrivé dans une zone territoriale très précaire soumise antérieurement à un blocus partiel. Ces personnes n’ont pas pu fuir notamment parce qu’il y a des malades, des blessés et des gens qui ont peur de se déplacer en raison des bombardements importants sur le trajet ainsi qu’au Sud, où il y a déjà près d’un million de déplacés et où l’aide humanitaire peine à assurer les besoins.

Le 21 octobre, le président américain Joe Biden et son homologue égyptien Abdel Fattah Al-Sissi ont conclu un accord sur l’acheminement de l’aide humanitaire vers la bande de Gaza via le terminal de Rafah. Alors qu’Israël aurait donné son feu vert pour aider les civils à Gaza, quelles sont les perspectives d’établissement d’une aide humanitaire de manière durable ? Comment l’aide humanitaire pourrait-elle évoluer, notamment en ce qui concerne l’Égypte, qui a entre le 1er et le 4 novembre permis l’évacuation des ressortissants étrangers et binationaux de Gaza, avant de suspendre cette aide en raison du refus d’Israël de laisser partir des blessés palestiniens vers des hôpitaux égyptiens ?

L’aide humanitaire est instrumentalisée dans ce conflit comme dans beaucoup d’autres conflits. Le Croissant rouge égyptien est à la manœuvre pour la gestion et la coordination de cette aide. Cette aide est présente en masse et prépositionnée du côté de l’Égypte, notamment aux alentours du passage de Rafah, où des centaines de camions sont prêts à entrer dans Gaza et où un aéroport permet aux Nations unies et aux ONG d’acheminer du matériel. Cependant, elle ne parvient pas à rentrer de manière suffisante. Aujourd’hui, on estime qu’il faudrait en moyenne 150 camions par jour d’eau, de nourriture, de médicaments et de fioul pour pouvoir faire tourner les groupes électrogènes, soigner et nourrir les gens. Cette aide humanitaire rentre au compte-goutte et selon la position d’Israël, elle n’est pas censée toucher le nord de la bande de Gaza.

Dans la géopolitique de l’aide, il faut distinguer l’aide interétatique de l’aide des ONG humanitaires indépendantes. Il y a aujourd’hui une réappropriation sémantique par les États de cette aide interétatique et humanitaire. Elle est davantage un paravent moral pour des États qui, en parallèle, ne dénoncent pas les déterminants et les raisons qui génèrent cette catastrophe humaine et donc qui rendent cette aide nécessaire. Les États, comme la France et les États-Unis, ne parlent pas de « cessez-le-feu » mais de « trêve humanitaire », de façon à encourager l’aide humanitaire sans dénoncer les bombardements massifs d’Israël sur Gaza et l’impact du blocus qui est en train d’assoiffer et d’affamer des milliers voire des millions de personnes, avec l’impossibilité de les soigner. L’enjeu aujourd’hui n’est donc non pas uniquement de mobiliser l’aide, mais de la faire entrer en nombre. Ceci nécessite des conditions de sécurité pour permettre aux aidants et civils d’accéder à l’aide. Il y a une opérationnalité qui impose par exemple des lieux à identifier, une organisation de distributions par les aidants ou le déplacement des civils sans risque de bombardements. Or, les bombardements intenses aussi bien au Nord qu’au Sud et l’impossibilité d’un cessez-le-feu ne permettent pas à cette aide de répondre aux besoins humanitaires.  Par ailleurs, demander à la population du nord de Gaza de se déplacer dans le sud, alors que les bombardements sont intenses et que l’aide humanitaire n’est pas présente en raison du blocus consiste à occasionner un déplacement massif de population qui n’est pas conforme au droit humanitaire international.

Ainsi, l’enjeu est de réfléchir à l’organisation d’une aide humanitaire durable et à la façon de faire respecter le droit humanitaire international, élément qui sera le centre de la conférence humanitaire organisée par Emmanuel Macron ce 9 novembre 2023. Il est légitime que les États, dans le cadre de l’aide interétatique, réfléchissent à comment instaurer une aide dans la durée. Mais l’enjeu aujourd’hui pour sauver des vies est surtout de pouvoir la faire rentrer et donc de pointer du doigt les contraintes de son développement dans Gaza, c’est-à-dire les bombardements et le blocus total.

Le 20 octobre, le Comité international de la Croix-Rouge a contribué à la libération de deux otages à Gaza en assurant leur transport vers Israël. Quel rôle jouent les humanitaires lors des conflits ? L’assistance humanitaire doit-elle être neutre ?

Les ONG fonctionnent sur plusieurs principes, notamment les principes de solidarité et, plus que de neutralité, d’impartialité, dans la mesure où elles interviennent des deux côtés du conflit auprès des civils. Par exemple, Médecins du Monde a condamné aussi bien les attentats du Hamas du 7 octobre, qui ont fait une majorité de victimes civiles, que les bombardements indiscriminés et le blocus sur Gaza. Les ONG permettent d’apporter une plus-value à des systèmes de santé qui sont en rupture et en incapacité de répondre à des besoins massifs en raison notamment d’un conflit ou d’une catastrophe naturelle. Dans le cadre d’Israël, c’est un État fort qui a pu répondre aux besoins des blessés y compris en termes d’accompagnement psychologique et de prise en charge du stress post-traumatique. Il n’y a pas de raison de ne pas intervenir en Israël si l’on est sollicité, bien que nous ne soyons pour l’instant une plus-value. En revanche, les besoins sont énormes à Gaza où le système de santé s’est effondré. Par ailleurs, les ONG n’ont pas le mandat d’intervenir sur tout ce qui relève de la négociation et de la prise en charge des prisonniers ou des otages, ce qui est le cas du Comité international de la Croix-Rouge qui répond à un mandat établi dans le cadre des Conventions de Genève et en lien avec les États. Les ONG type MDM n’ont pas la légitimité politique, le savoir-faire et les ressources pour intervenir dans ces démarches, même si le sort de ces civils innocents les préoccupe aussi dans le contexte de blocus et de bombardements indiscriminés.
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