07.10.2024
Gaza : l’urgence humanitaire
Interview
28 mars 2024
Alors que les bombardements israéliens ont tué plus de 30 000 personnes dans la bande de Gaza, la population palestinienne doit également faire face aux lourdes conséquences humanitaires du conflit. De nombreux camions sont positionnés du côté égyptien et attendent de pouvoir entrer afin d’apporter une assistance humanitaire. Également confronté à un blocus maritime et aérien, la crainte d’une famine généralisée sur l’ensemble du territoire palestinien persiste. Quels sont les besoins en aide humanitaire et quelles sont les difficultés rencontrées ? Comment la communauté internationale réagit-elle face à cette catastrophe annoncée ? Entretien avec Jean-François Corty, chercheur associé à l’IRIS et vice-président de Médecins du Monde.
Depuis l’offensive et les bombardements israéliens à la suite des attentats du Hamas, comment a évolué la situation humanitaire dans la bande de Gaza ?
La bande de Gaza est aujourd’hui confrontée à une situation humaine et humanitaire catastrophique parce que les effets du blocus maritime, aérien et terrestre quasi total de l’armée israélienne depuis le lendemain du 7 octobre se font vraiment sentir. Avant les opérations militaires israéliennes d’octobre, 600 à 700 camions par jour rentraient à Gaza pour acheminer les biens nécessaires à la vie de la population puisque le territoire n’est pas autosuffisant pour pouvoir répondre aux différents besoins. Le blocus ne laisse rentrer qu’un peu d’aide notamment dans le sud de la bande de Gaza et les bombardements ont détruit plus de la moitié des infrastructures et causé plus de 30 000 morts et 70 000 blessés.
Autant de facteurs qui donnent lieu à une situation humanitaire dramatique avec un système de santé qui est quasiment à plat et qui ne répond pas aux besoins ainsi qu’avec une aide nutritionnelle et des médicaments qui ne rentrent pas de manière proportionnée. Sur la trentaine d’hôpitaux, quelques-uns fonctionnent, mais de manière partielle, et beaucoup sont saturés : le dernier, Al-Shifa à Gaza, est sous le coup d’opérations militaires et dans le sud, sur Rafah, les quelques dispositifs de soins fonctionnels sont surchargés et tournent à 300 %. Il y a en réalité quasiment un siège dans le siège, c’est-à-dire que la partie nord et le centre de la bande de Gaza font l’objet d’un resserrement encore plus fort et presque aucune aide ne rentre sur ces parties-là. On estime que 300 000 à 500 000 personnes sont dans une précarité ultime avec des taux de malnutrition dans le rouge qui se dégradent chaque jour un peu plus. Une famine est en train de s’installer et selon les derniers rapports de l’ (IPC). Elle pourrait s’étendre sur tout le territoire nord et centre d’ici avril-mai et sur toute la bande de Gaza y compris Rafah d’ici juillet si la situation reste inchangée.
On observe également un taux de mortalité important du fait des bombardements, du défaut de soins et des problèmes d’accès à l’eau et à la nourriture. Dans le sud, il y a une forte tension nutritionnelle avec des indicateurs dans le rouge aussi, mais une aide humaine qui rentre de manière insuffisante. Même s’il y a un peu de nourriture sur les étals dans les marchés, les gens n’ont pas forcément les moyens d’en acheter, car les prix sont exorbitants. Environ 1,5 million de personnes sur Rafah vivent dans une immense précarité, pour la plupart sous des tentes, dans des sortes de campements, sur la plage ou dans leurs voitures.
Alors qu’une forte proportion de la population palestinienne se retrouve désormais concentrée dans la ville de Rafah, au Sud, comment s’articule l’acheminement de l’aide sur place ? Quelles sont les difficultés rencontrées par l’assistance humanitaire ?
Dans ces conditions, l’aide n’est pas proportionnée et les humanitaires n’arrivent pas à faire leur travail correctement, qu’il s’agisse des équipes nationales ou internationales et cela sur une très grande partie du territoire de la bande de Gaza. L’aide est pourtant largement prépositionnée notamment coté égyptien où depuis quatre mois, les ONG, les humanitaires, les Nations unies, et certains États stockent de l’eau, de la nourriture, du carburant, des médicaments etc. L’acheminement s’effectue par voie terrestre, solution la plus optimale pour couvrir les besoins immenses pour plus de 2 millions de personnes entre le Nord, le centre et le Sud.
La mobilisation de l’aide ne constitue pas un réel problème puisqu’elle est présente. La difficulté aujourd’hui réside dans le fait de la faire rentrer avec des équipes pour la distribuer. Du fait de la pression nutritionnelle, des tentatives de distribution improvisées, que ce soit par l’armée israélienne ou d’autres acteurs, se sont soldées par des dizaines voire des centaines de morts à cause de bousculades ou de tirs. Dans ce contexte, c’est un métier d’organiser des distributions.
Or, si l’on ne dispose pas d’équipes professionnelles pouvant entrer avec des quantités importantes de biens, s’il n’y a pas de stocks sécurisés, si l’on ne peut pas organiser des flux de bénéficiaires dans de bonnes conditions, alors l’aide humanitaire n’est pas efficace voire dangereuse.
Il y a quelques jours, le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres s’est rendu en Égypte à la lisière de la bande de Gaza et a parlé de « mettre fin au cauchemar ». Quel rôle joue la communauté internationale dans la participation à l’aide humanitaire ? Quels sont les États les plus engagés ?
De fait, il y a un cynisme de l’humanitaire d’État : il est instrumentalisé par la plupart des pays européens et les Américains. Washington avait annoncé il y a dix jours le déploiement d’un corridor humanitaire notamment par la mer, avec des bateaux arrivant de Chypre et qui accosteront sur une jetée prête dans les 60 jours. On ne sait pas où ce dispositif en est aujourd’hui. Or, dans un contexte de mortalité lié aux bombardements et au blocus, 60 jours représentent au moins 10 000 à 15 000 morts supplémentaires. On constate ainsi une forme de gesticulation de ces États couplée d’une aberration opérationnelle de vouloir acheminer de l’aide par voie maritime : les quantités envoyées par les deux ou trois bateaux qui sont arrivés sur la bande de Gaza (soit 200 tonnes par bateau) sont équivalentes pour chaque bateau à celles expédiées par cinq à dix camions. Or, ces camions sont prépositionnés par centaines et prêts à entrer par voie terrestre côté égyptien. Le défi n’est donc pas logistique, car l’aide est présente. Il est politique par l’imposition d’un cessez-le-feu pour faire en sorte de la faire rentrer massivement.
Par ailleurs, il y a quelques semaines, les États-Unis ont mis leur véto sur une demande de cessez-le-feu immédiate devant permettre à l’aide humanitaire de rentrer massivement. De plus, ils continuent de fournir l’armement nécessaire à l’armée israélienne pour poursuivre la guerre.
Ainsi, les Européens et les Américains utilisent l’humanitaire pour dépolitiser le contexte et ne pas être davantage dans le dur, même si l’on observe une évolution sur le plan diplomatique. Ils s’approprient la raison humanitaire en faisant mine de s’intéresser à des voies maritimes insuffisantes et à des largages aériens peu précis et dangereux – ce qui n’occulte pas la nécessité d’un approvisionnement par voie terrestre. Les Occidentaux, qui ont un véritable pouvoir d’influence sur Israël, se cantonnent derrière cette aumône d’humanitaire pour ne pas dénoncer de manière plus frontale les facteurs à l’origine des plus de 30 000 morts et des plus de 70 000 blessés, dont beaucoup d’enfants. Parmi ces facteurs figurent le blocus aérien, maritime et terrestre de l’armée israélienne avec une intention de tuer massivement, les bombardements répétés qui éradiquent des quartiers entiers et villes entières et l’impossibilité pour les humanitaires de travailler dans de bonnes conditions. Par ailleurs, une pression très forte est exercée sur l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), pourtant acteur humanitaire majeur qui est la colonne vertébrale de l’assistance dans ce contexte. Attaquer régulièrement les Nations unies et l’UNRWA est un choix israélien très fort. Ces attaques ne sont pas que diplomatiques puisque l’on compte plus de 150 morts parmi leur personnel dans Gaza .
Au sein de la communauté internationale, les Américains sont les seuls à posséder une influence sur Israël et la plupart des Européens aujourd’hui n’ont pas été à la hauteur des enjeux en maintenant une aide humanitaire à minima qui ne résolvait en aucun cas la problématique de survie des Palestiniens et l’anéantissement de civils en cours. Une tentative de résolution a été proposée le week-end dernier par les États-Unis. Le texte, sur lequel la Chine et la Russie ont apposé un veto, ne présentait aucune demande de résolution immédiate, mais l’idée qu’il faudrait considérer un cessez-le-feu rapidement. Une résolution non contraignante est passée le 25 mars 2024 pour une demande de trêve pendant la période de Ramadan afin d’ouvrir sur une trêve plus longue avec la libération des otages et autres prisonniers côté palestinien. Les Américains se sont abstenus. Manifestement, le Premier ministre israélien ne veut pas en tenir compte et encore aujourd’hui les bombardements sur Gaza continuent, mais on voit tout de même une certaine inflexion se dessiner dans le discours des Occidentaux qui parlaient d’un « soutien inconditionnel ».
Le contexte actuel fait peser un risque objectif de génocide mis en avant par la Cour internationale de Justice. Celle-ci a déclaré que si l’aide ne rentrait pas massivement, alors l’hypothèse du génocide pourrait se confirmer. De fait, sur le terrain, l’aide ne rentre pas toujours de manière massive. Cela peut expliquer l’évolution des discours diplomatiques, notamment de Washington, même si le soutien militaire à l’État d’Israël continue. Le cessez-le-feu s’impose indéniablement pour que les tueries de masse s’arrêtent et que l’aide puisse rentrer sur la bande de Gaza, car la situation se dégrade quotidiennement pour les civils palestiniens. En Cisjordanie, le travail des ONG est aussi difficile, il y a beaucoup de morts civils et la colonisation, très active, ainsi que les contraintes administratives et sécuritaires compliquent le travail des humanitaires.