ANALYSES

Pollution numérique : les conséquences de la dématérialisation à l’heure de la transition écologique

Interview
31 octobre 2023
Le point de vue de Guillaume Pitron


À l’ère de la digitalisation, la pollution numérique devient une préoccupation mondiale majeure. En effet, le numérique représenterait aujourd’hui 3 à 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Quels sont les principaux facteurs et acteurs à l’origine de la pollution numérique ? Quels sont les enjeux géopolitiques et environnementaux du numérique à l’heure de la transition écologique ? Alors que la course aux nouvelles technologies (semi-conducteurs, 5G, etc.) ne cesse de s’accélérer, déployer le concept de sobriété dans le numérique est-il envisageable afin de limiter cette pollution ? Le point de vue de Guillaume Pitron, chercheur associé à l’IRIS.

Quels sont les principaux facteurs et acteurs à l’origine de la pollution numérique ? 

La pollution numérique résulte d’abord de l’extraction des ressources minérales entrant dans la fabrication des équipements électroniques.

Ces derniers se révèlent particulièrement complexes à fabriquer et, outre l’incorporation directe de métaux et minéraux, impliquent la mobilisation indirecte, d’autres ressources telles que l’eau – nécessaire au raffinage des métaux – ou du pétrole – indispensable pour acheminer, depuis les quatre coins du monde, quantités de composants fabriqués dans une multitude de pays. On parle alors de « Material Input per Service Unit » (MIPS), soit le ratio entre le poids du produit fini et l’addition de toutes les ressources qui interviennent pour sa fabrication.  Or, si le MIPS moyen d’un objet est environ de 30 pour 1, il est aisément supérieur à 1000 pour 1 pour les outils numériques, compte tenu de leur complexité et du fait que nombre de métaux qu’ils contiennent sont très dilués dans l’écorce terrestre, nécessitant dès lors la transformation de grands volumes de roche. Certains calculs affirment que le MIPS d’une puce électronique, laquelle concentre aisément une cinquantaine de ressources, est même de 16 000 pour 1, un record.

On se retrouve donc avec cette constatation paradoxale que pour surfer dans le monde « virtuel » qu’est internet, l’interface qui en permet l’accès génère un impact matériel parmi les plus élevés qui soient. Aussi, la « virtualisation » de nos modes de vie ne se révèle-t-elle pas la plus vaste entreprise de matérialisation de l’histoire ?

L’autre pollution résultant du numérique est atmosphérique : il s’agit des émissions de CO2, l’électricité étant nécessaire pour faire tourner les mines et pour maintenir les centres de données constamment en activité. Or cette électricité provient souvent des hydrocarbures. Ce qu’il est important de noter, c’est que les émissions de CO2 ne représentent qu’une petite fraction de cette pollution d’ensemble. Nous avons tendance à conditionner le succès de notre action environnementale à ce seul critère. Or, il en dissimule d’autres tels que la pollution des eaux et des sols, l’acidification des océans, les atteintes à la biodiversité… qui sont tout aussi importants.

Quels sont les enjeux géopolitiques et environnementaux du numérique, à l’heure de la transition écologique ? 

Le numérique est aisément présenté comme un allié naturel de la lutte contre le changement climatique. En envoyant un courriel plutôt qu’une lettre par la poste, on consomme en effet moins de papier, moins d’encre, et on ne mobilise pas le parc automobile de La Poste.

Associé à la transition énergétique, le numérique se révèle également un formidable outil de pilotage des réseaux électriques. Rappelons que passer du charbon au solaire pose le problème de l’intermittence de la production d’électricité, puisque le soleil ne brille pas toute la journée. Les technologies numériques permettent précisément de faire se rencontrer en temps réel l’offre et la demande et donc de limiter le gaspillage de ressources.

Aussi, pendant 20 ans, tout ce qui était numérique a présenté le double avantage de stimuler l’économie moderne tout en étant un bienfait pour la planète, la « ville intelligente » se présentant souvent comme l’ambassadrice de ce nouvel âge heureux.

Le numérique, tel qu’il se déploie sous nos yeux, n’est en aucun cas compatible avec les Accords de Paris. Cette technologie n’est pas mauvaise en soi, mais tout dépend de la manière dont on l’utilise. Or nous sommes aujourd’hui les acteurs d’une débauche de consommation de cette ressource qu’est internet. Les cryptomonnaies (dont on se demande bien quelle est leur véritable utilité économique, sociale et politique), la 5G (dont les débouchés économiques demeurent mal appréhendés) et l’intelligence artificielle (IA) générative ne sont que les derniers exemples d’innovations aussi extraordinaires que fascinantes, mais dont nous n’utilisons pas véritablement le potentiel de régénération des écosystèmes ou de production de solidarité.

À moins d’une extraordinaire prise de conscience – à commencer par la « génération Greta », très consommatrice de ces outils – de ce qu’il en coûte de se dématérialiser à tout bout de champ, on peut difficilement imaginer que le numérique puisse servir la cause qu’il prétend souvent défendre.

Alors que la course aux nouvelles technologies (semi-conducteurs, 5G, etc.) ne cesse de s’accélérer, déployer le concept de sobriété dans le numérique est-il envisageable afin de limiter cette pollution ?

Ce bien joli mot laisse tout à fait perplexe. On constate en effet qu’un infime pourcentage des utilisateurs d’internet s’engage à utiliser cette ressource avec davantage de sobriété, en refusant par exemple de changer son téléphone mobile tous les 18 mois ou en s’engageant de façon plus active dans des réseaux de « Makers » et de « Fablabs », où l’on répare, réutilise, recycle, etc… Or cette réalité vient percuter une dynamique inverse et bien plus puissante encore. Les semi-conducteurs et la 5G sont des technologies qui convergent toutes vers la même quête : celle de la production de données, nouveau carburant de ces éternels moteurs de l’histoire que l’on appelle la quête de puissance, de prestige, d’influence et de prospérité.

Si l’État français s’est lancé dans le déploiement de la 5G, ce n’est pas seulement parce que cette technologie va générer de la croissance, mais parce que la France (ou aucun autre État européen) ne peut se permettre d’être devancée par les États-Unis et la Chine en ce domaine. Il en va de sa souveraineté technologique, de son assise géopolitique.

Explorer le métavers et développer l’IA générative répond largement à la même crainte d’être dépassé par des puissances adverses qui ont compris que celui qui gouvernera le cyberespace tiendra  demain une partie des clés du XXIe siècle. Dans ce contexte, la dimension environnementale des technologies numériques passe totalement à la trappe.

Il semble qu’États et entreprises vont continuer, à l’avenir, à procéder comme ils l’ont fait jusqu’à maintenant : en contrebalançant par des mesures d’optimisation notre consommation exponentielle de données. À l’accumulation des IA génératives répondront des injonctions à déployer la recherche et l’innovation pour « faire plus avec moins ». On promet de stocker demain les données dans l’ADN des plantes et dans des centres de données placés sur orbite. Personne ne peut prédire quand ces fictions deviendront réalité, mais ce qui est certain, c’est que cela fera tourner nos économies.
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