ANALYSES

Accord céréalier : retour d’un activisme diplomatique et nouveaux défis européens ?

Interview
21 septembre 2023
Le point de vue de Sébastien Abis


Signé le 22 juillet 2022 puis suspendu un an plus tard, l’accord d’exportation sur les céréales ukrainiennes a récemment fait l’objet de nouvelles négociations entre Moscou et Kyiv, avec la mobilisation d’Ankara. Bien que deux cargos aient atteint le port d’Odessa le week-end dernier, une première depuis l’interruption de l’accord, qu’en est-il réellement de l’avancée des négociations ? Comment expliquer l’activisme diplomatique qui se poursuit ? Pourquoi est-ce également un sujet prééminent en matière de politique européenne ? Le point avec Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS.

 

La relance de l’accord d’exportation sur les céréales ukrainiennes était l’un des objectifs principaux de la rencontre entre le président turc et le président russe ce 4 septembre. Dans quel contexte s’inscrit la reprise des négociations, alors même que les accords n’avaient pas été reconduits par la Russie à leur arrivée à terme le 22 juillet 2023 ?

Depuis février 2022, seule la Turquie parle autant à la Russie qu’à l’Ukraine. À cela s’ajoute la géographie, ce pays étant l’un des 7 riverains de la mer Noire. Ankara a donc joué un rôle clef dans la discussion sur l’établissement d’un corridor maritime céréalier depuis l’Ukraine qui fut menée de concert avec le Secrétaire général de l’ONU. Entré en vigueur en août 2022, ce dispositif, qui reste à ce stade le seul accord liant les parties russes et ukrainiennes depuis l’intensification du conflit, aura permis de sortir une partie importante de la récolte céréalière 2021 de l’Ukraine, puis celle de 2022, quand bien même les récoltes ont subi une chute de 50% dans ce qui constitue l’un des greniers du monde. Il convient de rappeler que l’Ukraine, en 2021, réalisait 5% des exportations agricoles mondiales, 10% si l’on ne prend que les céréales, avec principalement du maïs, mais aussi du blé et de l’orge. Or de février à juillet 2022, le pays n’a pas pu exporter, les accès à la mer étant entravés à la fois par les mines positionnées au large du littoral par Kiyv et par le blocus des forces navales russes. L’accord céréalier sous l’égide de la Turquie et de l’ONU a permis à partir d’août 2022 de charger des grains dans le complexe agroportuaire de ce que l’on appelle « Big Odessa ». Constitué de trois sites (Odessa, Pivdennyi et Chornomorsk), c’est traditionnellement l’un des principaux atouts logistiques pour l’Ukraine et son commerce extérieur. Ce sont 33 millions de tonnes de céréales qui ont pu y être embarquées et déplacées entre août 2022 et juillet 2023. Le maïs représente la moitié de ce volume et le blé un quart. La Chine a polarisé 25% de ces flux, suivie par l’Espagne et la Turquie, clients habituels de l’Ukraine. Il faut ici rappeler que la puissance agro-industrielle turque s’approvisionne en blé du nord de la mer Noire pour fabriquer sa farine et ses pâtes, deux produits stratégiques qu’Ankara exporte ensuite vers le Moyen-Orient et l’Afrique. La Turquie est le premier pays acheteur de blé russe. Autre élément à prendre en compte dans l’implication du président Recep Tayyip Erdoğan sur ce dossier du corridor maritime céréalier en mer Noire. N’oublions évidemment pas le contrôle des détroits, Bosphore et Dardanelles, qui confère à la Turquie une responsabilité particulière dans la circulation entre la mer Noire et la mer Méditerranée.

Où en sommes-nous et comment expliquer l’activisme diplomatique qui se poursuit ?

Le 18 juillet 2023, Moscou a suspendu sa participation à cet accord céréalier et donc menacé la pérennité du dispositif. Depuis les inconnues se multiplient, en plein milieu de la moisson 2023. L’Ukraine voit encore ses productions diminuer, en raison des effets de la guerre qui se propagent en cascade dans le pays. Les opérateurs économiques redoutent le pire sur le plan sécuritaire et le coût des assurances pour les vraquiers céréaliers explose. La Russie n’a pas hésité à bombarder les ports de Mikolayv, d’Odessa, mais aussi ceux situés dans l’embouchure du Danube, Reni et Izmail, qui étaient devenus ces derniers mois les nouvelles places fortes de l’export agricole ukrainien, pour que les grains entrent dans l’espace européen par cette voie fluviale et soient ultérieurement chargés sur les navires dans le port roumain de Constanta ou ceux de la Baltique. En outre, le Kremlin a accentué son discours vers le monde et ses besoins alimentaires, fort d’une récolte en blé record. La Russie, en moyenne hebdomadaire, n’a jamais autant exporté de blé que cet été 2023… Vladimir Poutine n’a eu de cesse d’évoquer ces questions lors de ses différentes allocutions estivales, à commencer dans son discours lors du dernier sommet des BRICS à Johannesburg. Il n’y était pas physiquement, mais le blé russe était de toutes les discussions. Le Kremlin a même annoncé des livraisons gratuites de céréales pour six pays africains (Burkina Faso, Zimbabwe, Mali, Somalie, Érythrée et République centrafricaine), un geste plus symbolique que conséquent, car les volumes promis sont faibles (50 000 tonnes pour chacun). Comparativement, la Russie exportera durant la campagne de commercialisation 2023-2024 un volume de blé atteignant très probablement 45 millions de tonnes. Cela signifie 25% des volumes mondiaux, mais cela veut donc dire que les 300 000 tonnes gratuites vers l’Afrique, si tant est que cette opération se fasse vraiment, ne pèsent que pour 0,7% dans l’export total russe en blé cette année. Compte tenu des besoins alimentaires mondiaux et du poids encore déterminant des grains de l’Ukraine, Antonio Guterres continue donc à chercher une solution pour que l’accord maritime céréalier puisse reprendre, alors que certains négociants internationaux tentent de charger des vraquiers à Odessa, observant que les forces navales russes pour l’instant n’interviennent pas. Soyons vigilants cependant à la croissance des opérations militaires en mer Noire qui tend à s’accentuer ces dernières semaines, tant du côté russe que du côté ukrainien. Pour sa part, Recep Tayyip Erdoğan reste mobilisé. Il est revenu de sa réunion bilatérale de Sotchi avec Vladimir Poutine sans résultat, mais vient de déclarer lors de l’Assemblée générale des Nations unies à New York que ses efforts sur ce dossier seraient bientôt payants. La Russie souhaite que soient assouplies les sanctions sur ses banques agricoles et liées à son commerce de blé ou d’engrais. Si l’export n’est pas en berne, il est certain qu’il faut redoubler d’ingénierie financière pour que les productions russes puissent être commercées à travers la planète et soient déplacées dans des conditions sûres, avec l’ensemble des parties prenantes couvertes sur le plan des risques de paiement ou de retard éventuel de transport. Ce sont aussi ces questions-là qui expliquent en grande partie la présence de financiers russes dans les pays qui servent en quelque sorte de plate-forme dans cette géoéconomie de contournement des sanctions pour la Russie. C’est le cas des Émiratis, de la Serbie ou de la Turquie.

Pourquoi est-ce aussi un sujet prégnant sur le terrain politique européen ?

La guerre en Ukraine plonge l’Union européenne (UE) dans un inconfort stratégique majeur et l’invite à un sursaut géopolitique à même de redéfinir la hiérarchie de ses priorités, avec peut-être un reclassement approprié de l’agriculture dans l’éventail de sa puissance à cultiver et à valoriser. Les prochaines élections européennes en 2024 offriront l’occasion d’un tel débat, avec idéalement une prise de conscience que la sécurité alimentaire dans l’UE, acquise dans la durée de la construction communautaire pendant 60 ans, n’est pas l’affaire d’une autre époque, mais bien un défi permanent. Le conflit ukrainien pose néanmoins deux problèmes agricoles à l’UE. D’un côté, celui d’une perspective d’adhésion pour laquelle il conviendrait dès à présent d’examiner les conséquences sur les équilibres agricoles de l’UE et sur la conformité des productions ukrainiennes vis-à-vis des standards sociaux, sanitaires et environnementaux requis dans l’espace communautaire. L’UE, par solidarité, a octroyé un libre-échange complet à l’Ukraine depuis février 2022 et plusieurs produits agricoles ukrainiens débarquent depuis massivement dans les États membres, à commencer par du poulet. Il ne faut pas critiquer cette solidarité européenne, il faut la questionner en termes de cohérence stratégique d’ensemble. D’où la nécessité, dès maintenant, de réfléchir aux modalités d’adhésion de l’Ukraine dans l’UE, si ce scénario est amené à se préciser, en intégrant très fortement les variables agricoles dans l’équation générale. Il s’agit du secteur économique premier de ce pays et il est peu probable que Kiyv n’en fasse pas demain encore l’un des maillons clefs de son développement. C’est clairvoyant, mais il faut parallèlement faire en sorte qu’il renforce la puissance agricole de l’UE, pas qu’il l’affaiblisse. À ce titre, l’autre problème agricole du conflit ukrainien, lui, est déjà là et bloquant. Il illustre l’incapacité des Européens à rester soudés dans l’adversité qui dure. En effet, l’UE a établi des lignes de solidarité depuis le printemps 2022 pour sortir des grains d’Ukraine par des voies ferroviaires, routières et fluviales. Elles auront permis d’exporter plus de 20 millions de tonnes, soit un vrai renfort pour l’Ukraine en parallèle du corridor maritime onusien. L’UE, qui devrait même insister sur la non-conditionnalité temporelle de ces voies, là où le dispositif en mer Noire se déploie pour des périodes de 180 jours renouvelables si les parties prenantes l’acceptent, n’a pas bien communiqué à ce sujet. De plus, elle n’a pas anticipé les chocs socioéconomiques intérieurs. Des distorsions se sont créées sur le marché européen avec des céréales ukrainiennes moins chères et pas aux normes, rivalisant avec celles de Roumanie, de Bulgarie, de Slovaquie, de Pologne et de Hongrie, suscitant des réactions virulentes chez les agriculteurs de ces pays. Ces derniers avaient en mai dernier obtenu de Bruxelles que les céréales ukrainiennes ne soient plus vendues chez eux, mais y transitent seulement. Une mesure temporaire ayant pris fin le 15 septembre, mais la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie ont décidé de maintenir un tel embargo. Outre le fait que cela rompt le principe d’unité du marché européen et interroge sur les comportements nationalistes de ces pays au sein de l’Union – mais des élections doivent se tenir prochainement et cela explique aussi en partie cette surenchère de Varsovie et de Bratislava -, cela déclenche aussi la colère des autorités ukrainiennes, qui viennent de déposer une plainte devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il y a donc beaucoup d’enjeux, mais aussi de tensions, de rivalités et de conflictualités en matière agricole autour de cette guerre en Ukraine. Le Kremlin le sait parfaitement et s’en sert. Nous aurions tort en Europe de ne pas nous en soucier davantage et de ne pas savoir préserver nos intérêts lorsque nous déployons notre solidarité.
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