11.10.2024
Les incendies en forêt boréale : des conséquences sur le climat et la santé mondiale encore trop négligées
Interview
22 mai 2024
Alors que l’hémisphère Nord se dirige vers l’été, la saison des incendies a d’ores et déjà commencé. Au Canada, les premières flammes sont apparues le 20 février 2024 dans la province d’Alberta. En Russie, mi-mars, la Sibérie avait déjà vécu 8 brasiers. En quoi ces incendies sont-ils un problème de santé mondiale, accélérant le changement climatique ? Le point avec le Dr Anne Sénéquier, chercheuse à l’IRIS en charge de l’Observatoire de la santé mondiale.
Pourquoi le risque incendie n’est pas qu’un problème des pays nordiques ?
La forêt boréale ou taïga est le deuxième plus grand biome forestier au monde, s’étendant principalement à travers les régions nordiques de l’hémisphère Nord.
Avec le réchauffement global du système climatique, les régions polaires se réchauffent plus vite. La diminution de la couverture neigeuse et de l’étendue de la banquise expose davantage les surfaces terrestres et maritimes, caractérisées par une réflectivité réduite (albédo plus faible) et donc une absorption accrue du rayonnement solaire. Ce processus accroît le réchauffement local, favorisant ainsi un cercle vicieux menaçant le pergélisol.
Ce sol gelé, qui recouvre un quart des terres émergées de l’hémisphère Nord contient énormément de carbone. En 2014[1], une étude estimait la quantité de carbone dans le pergélisol à 6 233 390 millions de tCO2, soit 2,88 fois plus qu’il n’y a de CO2 dans l’atmosphère actuellement, ce qui fait du pergélisol une véritable arme de destruction massive de notre climat. Les températures supérieures à la normale dans le cercle arctique s’associent aux maladaptations des hommes depuis des décennies, favorisant les départs de feux.
En 2024, certains incendies ne sont toujours pas comptabilisés dans les inventaires annuels des émissions de gaz à effet de serre. Des émissions pourtant estimées[2] de 10 à 15% des émissions globales en 2019 et 2020. En 2023, les incendies dans la forêt boréale du Canada ont libéré trois fois plus de CO2 que les émissions annuelles du pays. Les incendies risquent de présenter un obstacle certain à l’Accord de Paris.
Plusieurs raisons expliquent cette quantité astronomique de carbone dans le sol arctique.
Tout d’abord la géographie : en sortant de la dernière glaciation, le retrait des glaciers a laissé un paysage quasi aquatique. Le Canada contient aujourd’hui plus de 2 millions de lacs, 2,8 millions en Russie, 730 000 en Scandinavie autour desquels s’épanouissent de nombreuses zones humides, constituées de tourbières. La tourbière est un sol organique, formé par la dégradation incomplète de l’accumulation de végétaux dans un milieu saturé en eau.
Une superposition de végétaux qui s’étire sur plus d’un millénaire libère ainsi plusieurs générations de carbone lors de sa combustion, ce qui explique les émissions dramatiques de CO2 d’un feu de tourbe, qui sont 10 à 100 fois supérieures à un feu de flammes vives. Le feu dans une tourbière a la particularité de brûler le couvert végétal à la surface, mais peut également devenir souterrain pour devenir ce que l’on appelle « un feu zombie ». Il reste ainsi invisible pour refaire surface au printemps prochain… non sans avoir favorisé le dégel du pergélisol au-dessus duquel il aura passé l’hiver.
D’autre part, la forêt boréale est majoritairement constituée de conifères. Notamment les épinettes, pins, mélèzes de Sibérie, dont les aiguilles contenant des composés comme la lignine sont plus résistantes à la décomposition une fois au sol. Cette lenteur à la décomposition implique une accumulation au sol qui se traduit par une plus grande capacité de stockage du carbone dans le sol, ce qui fait de la forêt boréale un atout majeur dans la lutte contre le changement climatique. D’autre part, cette litière d’épinette composée d’aiguilles et de matière organiques résistantes à la décomposition crée une couche isolante à la surface du sol qui protège le pergélisol d’un réchauffement rapide pendant les mois les plus chauds.
Or, l’augmentation de la fréquence des feux dans la forêt boréale, que cela soit au Canada, en Scandinavie ou en Sibérie, met en péril la régénération de la forêt de conifères. Historiquement, les forêts boréales brûlent une fois par siècle, favorisant le renouvellement de l’écosystème en place et laissant largement le temps à la forêt de se régénérer. Un cycle de feux trop rapide empêche les conifères de suivre ce cycle naturel, laissant la place aux feuillus qui s’adaptent plus rapidement à ces conditions de perturbation fréquentes. Une nouvelle brèche qui pourrait alimenter le cercle vicieux du réchauffement de la forêt boréale.
D’autre part, ayant une canopée moins dense, les feuillus protègent moins le sol du rayonnement solaire, tout comme leurs feuilles qui se décomposent facilement et offrent moins de protection au sol… donc au pergélisol.
En 2023 au Canada, les incendies ont pulvérisé les records en avalant plus de 16,5 millions d’hectares de forêt (la moyenne annuelle est de 2,5 millions d’hectares). La faible densité démographique et l’éloignement des grands centres urbains ont privilégié la politique du laisser-faire depuis plusieurs décennies. Politique aujourd’hui remise en question devant le double impact de ces mégas feux : son impact sur le changement climatique, mais également sur les questions sanitaires.
Comment les feux de forêt impactent-ils notre santé et notre avenir ?
Le 6 juin 2023, 11 millions de personnes de la ville de New York et sa région se sont retrouvées prisonnières des fumées des incendies qui faisaient rage à 900 km plus au Nord. Des fumées qui ont atteint la France trois semaines plus tard, après un voyage transatlantique dans la partie haute de la troposphère.
Ces fumées sont un mélange de suie, CO et d’une dizaine de particules différentes. La problématique principale reste leurs concentrations en particules fines (PM 2,5), du fait de leur capacité à traverser la barrière alvéolo-capillaire. Particularité qui leur permet de se retrouver dans la circulation sanguine et ainsi atteindre la totalité des organes[3].
Dans le flux sanguin, les PM2,5 sont perçues comme des agents infectieux. Cela active une réponse immunitaire, qui peut se répercuter au niveau cardiovasculaire, tandis que l’inflammation bronchique rend la respiration plus difficile.
Ces fumées sont des facteurs de risques supplémentaires qui viennent impacter les pathologies infectieuses, comme la grippe et/ou le Covid-19, chez les personnes les plus vulnérables. En 2020, l’augmentation des particules fines dans les États de Californie, Washington et en Oregon a été associée à 19 700 cas de Covid-19 supplémentaires dont 750 décès. De l’autre côté du Pacifique, les mégafeux d’Australie de 2019 ont provoqué 1305 hospitalisations pour crise d’asthme, 3151 pour des problèmes cardio-respiratoires et une surmortalité estimée à 417 décès. Entre 2007 et 2012 en Californie, 7000 naissances prématurées ont été attribuées à l’exposition de feux de forêt pendant la grossesse. De manière plus globale, une analyse[4] de plus de 65 millions de décès dans 43 pays a révélé un risque accru de décès, toute cause confondue, peu après une exposition aux particules fines des feux de forêt.
Et il faut s’attendre à un impact croissant des conséquences des feux de forêt sur la santé mondiale dans les années à venir. D’ici 2054, la fumée des feux de forêt viendra impacter la ville de New York en moyenne 8 jours par an, rendant l’air malsain (contre 2 aujourd’hui). Le comté de Los Angeles devrait avoir droit à 54 jours avec un air malsain pour les groupes sensibles, 90 jours pour le comté de Fresno en Californie, dont trois semaines étiquetées « dangereuses ». Fresno est la plus grande ville (un demi-million d’habitants) dans la vallée centrale de Californie où les fumées et pollutions s’accumulent entre les montagnes sans pouvoir être évacuées.
Les effets à long terme seront probablement encore plus délétères chez les enfants, du fait de leur jeune âge au moment de l’exposition.
La problématique sanitaire supplémentaire propre aux feux de forêts boréales provient de la fonte du pergélisol qui renferme, outre du CO2, une multitude d’agents infectieux pour lesquels nous ne sommes pas/plus immunocompétents. Disons que l’effet pourrait être aussi dévastateur que la rencontre des populations amérindiennes avec la variole au XVIe siècle…
En 2016, le dégel du pergélisol a par exemple libéré une carcasse de renne infecté par l’anthrax en Sibérie. L’éparpillement des spores a conduit à un cluster de cas entraînant la mort de centaines de rennes et d’un jeune garçon. En 2014, deux virus géants ont réussi à être réactivés par une équipe de microbiologistes français après avoir passé 30 000 ans dans la glace.
Nous sommes donc face à un risque grandissant, d’autant si on y ajoute l’augmentation de la démographie de ces zones boréales, du fait notamment de l’installation d’infrastructures minières en Sibérie (mines à ciel ouvert, exploitation gazière, route du nord…) qui viennent ouvrir encore un peu plus la porte de la boîte de Pandore qu’est le pergélisol.
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[1] Schuur, Edward A. G., Benjamin W. Abbott, William B. Bowden, Victor Brovkin, Philip Camill, Josep G. Canadell, Jeffrey P. Chanton, et al. « Expert Assessment Of Vulnerability Of Permafrost Carbon To Climate Change ». Climatic Change 119, no 2 (26 mars 2013) : 359‑74. https://doi.org/10.1007/s10584-013-0730-7.7
[2] Guo, M., Li, J., Wen, L., and Huang, S. (2019). Estimation of CO2 emissions from wildfires using OCO-2 data. Atmosphere 10, 581. doi: 10.3390/atmos10100581
[3] Kozlov, Max. « How Record Wildfires Are Harming Human Health ». Nature 599, no 7886 (24 novembre 2021) : 550‑52. https://doi.org/10.1038/d41586-021-03496-1.
[4] Ibid.