ANALYSES

Maroc, Libye : quelle géopolitique de l’aide ?

Interview
19 septembre 2023
Le point de vue de Jean-François Corty


Les inondations survenues à Derna les 10 et 11 septembre et le séisme qui s’est déroulé au Maroc deux jours plus tôt ont provoqué une vague de mobilisation de la part des États, des organisations internationales et des ONG à l’échelle internationale. Une mobilisation et un déploiement de l’aide humanitaire qui revêt un caractère géopolitique, dans la mesure où elle est en partie soumise aux tensions et alliances de l’échiquier international. Quelles sont les dynamiques de la géopolitique de l’aide dans le cas des catastrophes naturelles survenues au Maroc et en Libye ? Dans quelle mesure l’acheminement de l’aide humanitaire soulève-t-il la question d’une « ingérence humanitaire occidentale » ? Comment repenser la coopération en matière d’aide humanitaire internationale ? Le point de vue de Jean-François Corty, chercheur associé à l’IRIS, responsable des Rendez-vous de l’humanitaire.

 

L’ampleur de la mobilisation internationale et en particulier des pays européens en Libye témoigne d’une montée en puissance de l’aide humanitaire. En quoi l’aide humanitaire constitue-t-elle un enjeu géopolitique et un instrument diplomatique pour les États ?

Dans ce contexte, il convient davantage de parler de « géopolitique de l’aide ». Lors de catastrophes naturelles, si le pays concerné lance un appel international, les aides arrivent sous différentes formes :  interétatiques, ou issues d’associations et d’organisations humanitaires, en complément des actions initiées par les autorités locales accompagnées de mobilisations de société civile. Une géopolitique de l’aide se constitue selon la place des États sur la scène internationale et leurs alliances, en conflit ouvert ou pas. Une catastrophe naturelle dans un pays est éminemment politique. Elle peut fragiliser une dynamique politique ou sociale nationale, notamment en périodes électorales. Ce fut le cas lors du tremblement de terre en Turquie et Syrie au début de l’année 2023, comptabilisant plus de 50 000 morts sur un territoire très étendu. Dès lors que des organisations internationales, des organisations locales ou des États se présentent, les controverses portent alors non pas sur le choix des partenaires interétatiques, mais sur les délais d’intervention de l’aide et les suspicions de détournement, dans un contexte de campagne électorale où il est toujours de bon ton pour l’opposition de décrédibiliser le pouvoir en place, surtout si celui-ci souhaite renouveler son mandat. En revanche, le cas de la Syrie est différent. Il s’agit d’un pays en guerre et en rupture avec nombre d’acteurs étatiques occidentaux. Le régime de Bachar Al-Assad a profité de cette crise pour accompagner sa tentative de normalisation sur la scène internationale. Dans ce contexte, les États occidentaux n’ont pas souhaité aider directement et officiellement le régime de Bachar Al-Assad et se sont plutôt appuyés sur des organisations internationales, lorsque celles-ci étaient la capacité d’intervenir. On voit donc la diversité des controverses autour de l’aide selon le contexte géopolitique.

Quant au Maroc, il s’agit d’un État souverain qui a développé une réponse, avec les équipes de la sécurité civile et l’armée, à un tremblement de terre dramatique dont l’impact est moins large que celui survenu en Turquie. Rabat a choisi ses partenaires interétatiques en favorisant l’aide venant de l’Espagne, du Royaume-Uni, du Qatar et des Émirats arabes unis, et non celle d’autres partenaires tels que la France ou les États-Unis. Un choix qui a créé la polémique. Parallèlement, les organisations internationales qui le souhaitaient pouvaient entreprendre des missions exploratoires, qu’elles soient françaises ou non. Cette géopolitique de l’aide rappelle la diversité des acteurs de l’aide évoquée plus haut. Revendiquer leur indépendance vis-à-vis des États permet aux ONG d’avoir un champ d’intervention qui en théorie donne l’occasion de s’affranchir des tensions géopolitiques existantes entre différents États. Lorsque l’on sort du scope médiatique et politique des premiers jours de catastrophe, les controverses sur la nature de l’aide sont moins prégnantes alors que les besoins notamment en habitat restent nombreux plusieurs mois après la catastrophe.

Dans quelle mesure l’acheminement de l’aide humanitaire en Libye comme au Maroc soulève-t-il la question d’une « ingérence humanitaire occidentale » ?

Tout pays est souverain et doit donc pouvoir faire le choix des acteurs qui viennent intervenir sur son territoire. Le Maroc a choisi des partenaires interétatiques pour répondre à la première phase de l’urgence et laisser les ONG internationales et locales faire des évaluations et probablement développer des missions s’ils l’estiment nécessaire. Dans le cas de la Libye, il s’agit d’un contexte de guerre, même si une réponse locale en complément d’actions de la société civile libyenne ont pu être développées. Une intervention est beaucoup plus difficile à développer pour des ONG internationales dans ce contexte de sécurité volatile impliquant des difficultés de procédure de douane ou d’entrée des ressources humaines. Si une ONG n’est pas installée dans le paysage depuis longtemps avec des relais locaux solides, elle aura du mal à être opérationnelle. Cela étant, plusieurs pays dont la France ont pu envoyer du matériel et des équipes afin de répondre à l’urgence ultime. La notion controversée d’« ingérence humanitaire » s’est posée dans des situations de violence, en tout cas d’objectivation d’atteintes aux droits de l’homme. Dans les années 1980-2000, cette ingérence s’accompagnait d’une rhétorique relevant de l’humanitarisme, c’est-à-dire une forme d’idéologie se fondant sur les droits humains instrumentalisée par des États pour justifier des interventions armées et des guerres dites justes. Cet humanitarisme a apporté une caution morale à des guerres motivées par d’autres intérêts que les seules raisons humanitaires. Dans le cas de Rabat, cela relève moins d’une notion d’ingérence humanitaire occidentale que du fait de se départir d’une vision néocoloniale et paternaliste de l’aide et d’accepter que le Maroc soit un pays souverain ayant la capacité de décider comment gérer une catastrophe naturelle sur son territoire. Cela relève d’une question de représentation.

Comment repenser la coopération en matière d’aide humanitaire internationale ?

Il y a une diversité d’acteurs dans l’aide humanitaire, beaucoup d’ONG avec des modèles de gouvernance singuliers fondés certes sur des principes identiques de solidarité et d’impartialité, mais dont les modèles économiques induisent une indépendance d’action et de plaidoyer différents. Certaines sont financées par des bailleurs institutionnels exclusivement quand d’autres bénéficient de fonds propres issus de la générosité du public, indépendamment des États, c’est le cas d’associations comme Médecins sans frontières et Médecins du Monde entre autres. La capacité opérationnelle de ces dernières dépend moins de l’agenda politique des États et leur permet d’être opérationnels quand elles le souhaitent en tout cas du point de vue financier, ce qui n’est parfois pas suffisant surtout lorsque des questions de sécurité et de mobilité des équipes se posent sur le terrain. Dans la mesure où l’aide humanitaire est une forme de soft power, les États s’appuient sur les ONG puisqu’ils financent beaucoup de programmes via ces organisations dans différents contextes. Il est essentiel que les organisations internationales puissent garder un espace humanitaire leur permettant d’intervenir selon leurs choix et non sous pression des États. Cet espace supporté par le droit humanitaire doit comporter le moins de contraintes possibles, ce qui n’est pas le cas dans beaucoup de contextes de guerre. Par exemple, les politiques antiterroristes internationales contraignent la capacité des organisations à développer des opérations sur des terrains où il faut être en contact avec différents acteurs. Certains aspects rendent ainsi le travail des humanitaires suspect et difficile. Il est donc nécessaire de préserver cet espace interventionnel indépendant, de limiter les freins à l’action de terrain, de respecter le droit humanitaire international et de limiter toutes actions à l’origine de confusions de genre, qu’elles soient militaro-humanitaires, politique ou autre.
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