ANALYSES

Géopolitique de « Barbie »

Presse
4 septembre 2023

Interdit en Algérie, au Koweït ou au Liban mais diffusé aux Emirats arabes Unis et en Arabie saoudite… Le blockbuster de Greta Gerwig, dont le succès irrite l’écosystème sexiste international, contribue partout à rendre « mainstream » les codes et les références féministes, note la politiste Marie-Cécile Naves dans une tribune à « l’Obs ».







Plutôt que se livrer à l’exercice périlleux consistant à délivrer un brevet de « bon » ou « mauvais » féminisme concernant « Barbie », il est intéressant de s’arrêter sur les réceptions de ce blockbuster à l’international. Son influence est immense, et c’est le premier enseignement : tout le monde en parle. Il est impossible de faire comme s’il n’existait pas. Plusieurs lectures et appropriations se dégagent, qui confirment des oppositions ou des rivalités ou en font émerger de nouvelles. Concentrons-nous ici sur ce qui a trait à la représentation des femmes, des hommes, mais aussi de leurs interactions.

Tout d’abord, « Barbie » fait l’unanimité contre lui chez les antiféministes. En dépit de leurs différences, les réactionnaires convergent pour railler le film ou demander (et parfois obtenir) son interdiction. Dans les pays occidentaux, les masculinistes lui reprochent de promouvoir une « haine des hommes » et refusent d’y voir le second degré qu’ils exigent par ailleurs des féministes à propos des films où les femmes sont interchangeables, les faire-valoir des héros, ou carrément absentes. L’énorme succès du film irrite sans doute aussi l’écosystème sexiste international.



Ensuite, les valeurs véhiculées par le divertissement américain, lequel voit sa domination de plus en plus contestée – notamment par la K-pop (et d’ailleurs le film ne semble pas avoir fait recette en Corée) –, sont ici et là décrites comme décadentes. Ainsi, la liberté sexuelle, le fait de donner à voir une variété de masculinités (interprétée comme une « promotion » de l’homosexualité masculine) ou encore la place prise par les femmes dans l’espace public sont considérés comme indécents.




Au service du « soft power »


En outre, « Barbie » renouvelle des rapports de force géopolitiques via une guerre culturelle. Par exemple, le film, retiré des salles en Algérie, interdit au Koweït et au Liban, pour atteinte à la morale, est diffusé avec succès dans des pays bien plus conservateurs comme les Emirats arabes Unis et l’Arabie saoudite.

Selon le chercheur Karim Emile Bitar [au micro de RFI],« au Liban, les membres de la classe politique au pouvoir cherchent des moyens de détourner l’attention du peuple de leur incompétence, de leur corruption, de leur incurie. Et ils veulent remobiliser leur base ». « Barbie » est alors un bouc émissaire parmi d’autres. « A l’inverse, en Arabie saoudite, ajoute Karim Emile Bitar, Mohammed ben Salmane s’est engagé dans un vaste processus de transformation » et de soft power pour « redorer son image » à l’international. La culture, à l’instar du sport, en est un vecteur privilégié.

Le film de Greta Gerwig peut se voir également approprié par une jeunesse en mal d’émancipation. C’est notamment le cas en Chine, où le pouvoir appréhende généralement le féminisme comme une déclinaison de la dissidence et de la contestation mais n’a pas perçu « Barbie » comme subversif. L’engouement que le long-métrage suscite est une nouvelle illustration de l’inventivité des féministes pour faire circuler, par l’art et le divertissement – que l’Etat chinois considère comme inoffensifs –, des messages contre les violences sexuelles, le mansplaining ou les stéréotypes de genre.

A l’échelle du monde comme au sein de chaque pays (y compris aux Etats-Unis), les influences féministes sont plurielles, circulent, se confrontent et donc s’enrichissent. Produit de la pop culture mondialisée, « Barbie » n’en ouvre par moins le champ des possibles créatifs. Ce film contribue, partout, à rendre mainstream les codes et les références féministes, crée du débat et, finalement, fonde une nouvelle expérience collective.



 

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