ANALYSES

Guatemala : les enjeux d’une élection en Amérique centrale

Tribune
21 juin 2023
Par Mathilde Humen, assistante de recherche au sein du programme Amérique latine/Caraïbe de l’IRIS, membre de l’Observatoire électoral de l’Amérique latine de l’IRIS


Le 25 juin prochain, la population guatémaltèque est appelée aux urnes pour élire son ou sa prochain.e chef d’État et vice-président.e, les 160 membres du Congrès, plus de 300 maires, ainsi que 20 élus du Parlement centraméricain. Dans le cas où aucun des candidats pour la présidence n’obtient la majorité absolue au premier tour, un deuxième sera organisé le 20 août. Une conclusion au premier tour reste virtuellement impossible avec plus de vingt candidats en lice. Ces élections au sein du pays le plus peuplé d’Amérique centrale (17,8 millions d’habitants) ont lieu dans un contexte social de défiance envers le régime et les institutions. Cela s’explique notamment par de très nombreux cas de corruption des élites dirigeantes, et par un glissement du pouvoir actuel, incarné par Alejandro Giammattei depuis 2020, vers un régime de plus en plus autoritaire, voire considéré autocratique pour certains. Cette situation se traduit par un sentiment de rejet et de lassitude partagé. En effet, sur un corps électoral de près de 9 millions d’habitants, presque un tiers d’entre eux ne se sont pas inscrits sur les listes électorales.

Malgré le fait que l’économie du Guatemala soit la première de la région (86 milliards de dollars de PIB en 2020), c’est également une des plus inégalitaires avec 60% de la population vivant sous le seuil de pauvreté et 56% concernée par des phénomènes d’insécurité alimentaire. Les populations indigènes, qui représentent près de 45% de la population totale (le taux le plus haut d’Amérique centrale) sont les plus touchées. Les gouvernements successifs ont historiquement toujours rechigné à investir dans des projets d’infrastructures et de développement pourtant indispensables. La crise sanitaire du Covid-19 a fait chuter le PIB d’un point et demi, mais le Guatemala a fait preuve de résilience et l’économie a enregistré une croissance du PIB de respectivement 8% et 4% en 2021 et 2022. Cela s’explique en partie par la stabilité des secteurs exportateurs pendant la crise, notamment de matières premières telles que des produits agricoles (bananes, canne à sucre, café) ; mais aussi produits chimiques et textiles. La reprise de l’économie nord-américaine a également joué un rôle dans la résilience de celle du pays, en favorisant l’augmentation des envois de fonds (remesas) des diasporas à l’étranger, notamment depuis les États-Unis où vivent 3 millions de Guatémaltèques. Ces « remesas » représentent plus de 15% du PIB du pays. De par ses relations historiques et actuelles avec les États-Unis, le Guatemala est un des seuls pays de la région à prendre une position pro-occidentale sur la scène internationale. Il s’agit de l’un des derniers pays centre-américains à reconnaître la souveraineté de Taiwan, et sur la question de la guerre en Ukraine, Alejandro Giammattei est le seul président de toute l’Amérique latine à avoir explicitement soutenu Kiev en se rendant à la rencontre du président Zelensky dans la capitale ukrainienne en 2022.

Les Guatémaltèques auront, lors du premier tour de l’élection présidentielle, le choix parmi plus de 20 candidats. Cependant, le Tribunal suprême électoral a d’ores et déjà écarté trois d’entre eux de la course pour des raisons d’ordre juridique qui ont été contestées avec véhémence par les principaux concernés. La plupart des analystes politiques jugent que ces décisions constituent un « simulacre de démocratie » et s’inquiètent de la dégradation de l’État de droit au Guatemala.

Le premier candidat à avoir vu sa candidature refusée par l’instance électorale est Roberto Arzu, membre du parti politique Podemos (droite). Thelma Cabrera (Movimiento para la Liberación de los Pueblos, gauche), issue des peuples autochtones mayas, s’est également vue dénier la possibilité de joindre la liste de candidats. Son colistier Jordan Rodas, ancien procureur spécialiste des droits humains, fait l’objet d’une enquête suite à une plainte déposée par son successeur. Il dénonce une stratégie d’exclusion politique pour un parti d’opposition qui a une base électorale importante avec l’appui des minorités ethniques indigènes et qui est arrivé en quatrième place lors des élections précédentes. Le troisième candidat à s’être fait écarter de la course présidentielle est l’homme d’affaires Carlos Pineda et son parti Prosperidad Ciudadana (droite), favori dans les sondages avec près de 23% d’intentions de vote. Il a pareillement critiqué la décision du Tribunal suprême électoral, postant sur son compte Twitter : « La corruption a gagné, et le Guatemala a perdu ». Un ancien chef du parquet anticorruption a été arrêté le même jour que l’éviction de Carlos Pineda, remettant en cause l’impartialité des institutions accusées de garder en place un pouvoir autoritaire et corrompu.

Le Guatemala traverse depuis plus de 5 ans une crise socio-politique liée en grande partie aux nombreuses affaires de corruption au sein du gouvernement. L’expression devenue commune de “Pacte de corrompus” regroupe oligarques, hommes d’affaires et parfois même trafiquants de drogue qui s’allient afin de passer outre les institutions publiques et garantir leur immunité. En 2007, a été créée la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), institution onusienne qui a démantelé plusieurs réseaux de corruption et qui a envoyé l’ancien président Otto Pérez Molina en prison en 2015 pour ces mêmes raisons. De grandes manifestations ont alors eu lieu dans tout le pays, donnant voix à une société civile jusqu’alors inexistante. La CICIG a été contrainte d’arrêter ses activités en 2019 sur l’ordre du président de l’époque Jimmy Morales lorsque ce dernier a fait l’objet d’une enquête liée au financement illicite de sa campagne, malgré une grande popularité au sein de la population. Sous la présidence d’Alejandro Giammattei, environ 30 juges et procureurs spécialistes de la lutte contre la corruption ont été contraints de s’exiler. De même, la liberté de la presse est mise à mal, avec nombre de journalistes enquêtant sur des scandales de corruption à répétition qui sont ensuite poursuivis en justice et parfois contraints de s’exiler. En témoigne le sort du quotidien El Periodico, symbole de la presse d’opposition, qui a dû cesser ses publications le mois dernier après de nombreuses tentatives d’intimidation et de procès politiques de la part de l’État. De nombreuses ONG, ainsi que des gouvernements, dénoncent une tentative de « criminalisation » du travail de journaliste au Guatemala. Malgré ces évictions témoignant de la détérioration des mécanismes institutionnels, d’une liberté de la presse bafouée, d’une corruption généralisée à peine dissimulée, la population guatémaltèque ne compte pas se précipiter aux urnes le 25 juin, faisant état d’un désintérêt et d’une lassitude partagée.

À la suite des trois exclusions, il reste donc 22 candidats en lice. Trois dénotent et sont placés en tête, notamment grâce à l’éviction de Carlos Pineda qui leur bénéficie en distribuant ses voix. Sandra Torres, avec son vice-président Romeo Guerra, représente le parti Union Nacional de la Esperanza se revendiquant de « centre gauche », et est considérée favorite avec 23% d’intentions de vote. Ex-première dame, ancienne épouse d’Alvaro Colom, elle a déclaré vouloir mettre en place des mesures sécuritaires similaires à celles de Nayib Bukele, président du Salvador. Le dirigeant populiste-autoritaire est devenu une figure en Amérique latine (avec un taux d’approbation situé dans son pays entre 70% et 90% selon les enquêtes) grâce à sa stratégie de répression agressive des gangs déployée depuis mars 2022. Son gouvernement a fait emprisonner plus de 68 000 personnes affiliées ou non aux réseaux de trafic salvadoriens au travers d’arrestations arbitraires, piétinant l’État de droit, et présageant un tournant vers l’autoritarisme. Sandra Torres n’est pas la seule à s’inspirer largement des méthodes Bukele : c’est également le cas de Zury Rios (Valor, extrême droite, avec comme pour colistier Héctor Cifuentes), en troisième position avec 19% d’intentions de vote, et qui, constitutionnellement, ne devrait pas être en mesure de se présenter à l’élection, étant la fille de l’ancien dictateur Efrain Rios Montt. Zury Rios a exprimé son admiration envers Bukele, promettant qu’elle lancerait au moins trois projets de construction de « méga prisons ». Entre Zury Rios et Sandra Torres se trouve Edmond Mullet avec son vice-président Max Santa Cruz (Cabal, centre droit) qui comptabilise 21% d’intentions de vote.

Il est intéressant de noter que peu d’informations relatives aux programmes des candidats sont accessibles, à la fois dans les médias, mais aussi sur les sites internet, et surtout que peu de choses différencient ces programmes. Ces derniers sont principalement axés autour de propositions sécuritaires et, curieusement, autour de la lutte contre la corruption, sans qu’ils ne parviennent à établir de véritables propositions au profit de la population. En ce qui concerne le parti sortant (Vamos, conservateur), le score du candidat, Manuel Conde, et de son colistier Luis Suarez, montre l’impopularité du gouvernement d’Alejandro Giammattei : les intentions de vote pour eux s’élèvent à peine à 4%.

C’est donc dans un contexte de fermeture de l’espace démocratique et d’atteintes à l’État de droit que vont se dérouler les élections d’ici quelques jours. L’unique possibilité de construire une force d’opposition se situe au sein de l’élection des membres du Congrès, avec une coalition de députés qui puisse être indépendante du pouvoir exécutif.
Sur la même thématique